Ce lundi 19 octobre, Martin van Creveld, professeur émérite de l'Université hébraïque de Jérusalem, expert de l'histoire de la guerre et auteur de nombreux ouvrages de référence en stratégie, nous a fait l'honneur de sa présence en tant qu'orateur de notre cycle de conférences du soir à l'Institut Royal Supérieur de Défense. A plus d'un titre, l'exposé qu'il a réalisé restera, sans nul doute, dans les annales de notre institut. L'éloquence et, à certaines occasions, la fougue de l'expert y ont très certainement contribué. C'est, par ailleurs, en de telles occasions que nous pouvons mesurer le différentiel, parfois extraordinaire, de perception des problèmes de sécurité selon que nous nous vivons et évoluons dans une zone en crise ou dans une région qui a bénéficié de plus de cinquante années de « paix relative » mais néanmoins concrète.
Sans remettre en cause l'expertise de celui qui figure parmi les penseurs les plus prolifiques et les plus écoutés des « Princes » dans le domaine de la stratégie, je ne peux m'empêcher de revenir sur quelques points de l'exposé qui, à mon sens, me paraissent problématiques, voire générateurs de quelque paradoxe.
Je constate que Martin van Creveld voit dans la Technique l'un des éléments stabilisateurs de l'environnement stratégique. Constat, me direz-vous, assez étonnant quant on sait la vergue avec laquelle l'orateur défend l'idée selon laquelle l'avenir de la guerre sera constitué de conflits de basse intensité (expression avec laquelle je me suis souvent senti mal à l'aise tant elle ne reflète qu'imparfaitement l'intensité des opérations qu'elle peut recouvrir). Plus précisément, Martin van Creveld voit dans l'arme nucléaire l'élément stabilisateur par excellence des relations internationales et stratégiques. Certes, on ne peut a priori nier ce qui constitue, à l'évidence (mais méfions nous d'un tel terme!), une des grandes leçons de l'Histoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais là où je ne rejoindrai point l'orateur c'est lorsqu'il affirme que l'extension des détenteurs de l'arme nucléaire conduirait, de façon quasi-mécanique, à une extension du degré de paralysie stratégique de l'environnement international. Sur ce point, Martin van Creveld semble gravement déconsidérer le poids qu'exerce la représentation qu'une communauté de dirigeants peut se faire d'une telle force de frappe et qui ne réside pas forcément, comme semblait le laisser penser les propos de l'expert, en une logique de non-emploi. Surtout, le degré de « raffinement technique » de l'arme nucléaire impacte, forcément, sur la marge de manœuvre dont disposera l'Etat « possesseur » quant à la destination finale de l'arme (dissuasion ou première frappe). A cela, s'ajoute l'hypothèse, toujours théoriquement possible mais pratiquement improbable, de la décision gratuite... mais j'entends déjà la voix de mon ancien Professeur, Jean Barrea, me rappeler à mes cours passés sur les conditions et les possibilités offertes par l'arme absolue!
Martin van Creveld a, également, tenu des propos pour le moins radicaux sur l'avenir promis, selon lui, aux systèmes de force conventionnels. Chacun y a pris pour son grade... et son arme... mais avec le sourire. Là aussi, je ne peux totalement rejoindre les affirmations de l'orateur. Affirmer que systèmes d'armes terrestres, navals, aéronautiques confondus sont tous, sans exception, promis à un déclin inévitable est aller quelque peu vite en besogne. Dans son allocution, l'orateur affirmait qu'après avoir comparé l'évolution des principales forces aériennes des puissances militaires de la planètes, une tendance claire s'était, à ses yeux, dégagée : toutes les forces aériennes prises en considération avaient connu une réduction d'un tiers de leurs arsenaux aériens. Certes, on ne peut remettre en question la validité de cette analyse quantitative. Mais elle néglige justement la dimension qualitative. L'envergure des missions et l'évolution des doctrines d'emploi des systèmes d'armes aériens – puisque ce sont de ceux-là précisément dont il est question – ont connu des modifications substantielles. En d'autres termes, il me semble que l'on peut faire aujourd'hui mieux et plus avec moins. Par ailleurs, la réduction constatée de l'arsenal ne s'explique pas seulement par « l'inutilité » intrinsèque soudaine du système d'arme considéré mais aussi, peut-être et certainement, par la réduction des budgets de défense sur l'autel du partage des dividendes de la paix, de la répartition de la croissance (quand elle existe) ou de la recherche de l'équilibre budgétaire (quand il fait conjoncturellement défaut). L'analyse de l'orateur ne procède donc pas à une analyse rigoureuse des variables multiples à prendre en considération dans un tel examen.
Enfin, une dernière remarque qu'a soulevé, de façon très pertinente (comme toujours), mon confrère Thomas Renard, c'est la limite de la portée prédictive de l'observation faite par l'orateur sur la capacité de nos forces armées à venir à bout du terrorisme. Si, comme l'indique Martin van Creveld, on a aucun exemple d'armée régulière parvenue à vaincre un groupe terroriste (encore que cette affirmation devrait être mieux analysée), il n'existe pas plus de cas de figures attestant d'une victoire incontestable de groupes terroristes sur des armées ou forces régulières (même si, dans une certaine mesure, la défaite est souvent transformé par le mouvement terroriste en victoire au niveau du symbole).
Comme vous le constaterez, l'allocution de Martin van Creveld, a – c'est le moins que l'on puisse dire – suscité un débat nourri. Pour ma part, et bien que je ne partage pas les convictions et observations de l'orateur, force est de constater qu'il présente une immense qualité : celle de réussir à susciter dans son audience des passions constructives et des réactions qui nous empêchent, reconnaissons-le, de verser dans un régime de « pensée unique et molle ».
Merci donc Professeur !...
C'était en effet une excellente conférence, une bonne occasion de se secouer les méninges stratégiques et de susciter le débat parmi les militaires. Bravo à l'IRSD!
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