Il est pratiquement impossible de passer à côté du dossier principal qui occupe pour l’heure le débat stratégique international. Celui, plus exactement, qui consiste à nous interroger, depuis la déclaration faite par le Président Obama devant l’Assemblée générale des Nations Unis, sur le caractère souhaitable et réalisable d’un monde dénucléarisé. Alors? Faut-il être pour ou faut-il être contre?
Qu’on me permette en préambule de souligner que, posée dans les termes d’une disjonction exclusive, la question dont la portée existentielle n’échappe à personne, est – volontairement? – biaisée. En effet, “faut-il” réellement s’inscrire en soutien ou en opposition d’un monde nucléarisé? La thématique ne suppose-t-elle pas, par définition, une analyse toute en nuance dont la vertu serait précisément d’échapper aux radicalités de positionnement? Ajoutons, par ailleurs, que la dimension existentielle de la question (l’hypothèse, toujours probable, d’une destruction de l’humanité) a, depuis longtemps, été confisquée par les idéologies les plus diverses. Au point, comme le faisait d’ailleurs remarquer André Dumoulin dans une carte blanche parue voici quelques mois dans le quotidien Le Soir, de conduire à des incohérences, des non-sens.
N’étant pas un spécialiste de la question nucléaire proprement dite, je tâcherai en tout humilité de proposer quelques éléments de réflexion en rapport à ce débat.
Il me semble que les tenants d’un monde dénucléarisé – désignons les provisoirement “antinucélaires” – se trompent foncièrement de cible. A mon sens, la question n’est pas de savoir si un monde sans armes nucléaires est souhaitable (ou envisageable). Car, en vérité, la seule vraie question est de savoir si l’Humanité est en mesure de vivre en ne disposant plus des moyens qui lui permettent d’imaginer sa propre anhiliation ou, à tout le moins, l’annihilation complète de son adversaire, quel qu’il puisse être, au demeurant. La perspective proposée ici est radicalement différente de celle véhiculée par les anti et les pro-nucléaires. En effet, si l’arme nucléaire constitue, à l’heure actuelle, l’Arme de la destruction absolue par excellence, il n’est pas dit qu’elle puisse demeurer le seul et unique moyen, à l’avenir, de conduire à l’effacement de l’Humanité. Il est souvent dit que le nucléaire ne “se désinvente pas”. Sur le plan technique, cette affirmation est on ne peut plus fausse. C’est lorsque nous la portons au plan de la Technologie, c’est-à-dire au plan du discours sur la technique et des connaissances qui s’y rapportent, que cette affirmation prend, en effet, tout son sens. La Technologie qui permet, aujourd’hui, à l’Humanité d’envisager sa destruction la plus complète n’est pas en passe d’être abandonée. Mais cette Technologie ne sera pas seulement nucléaire. Sans doute, même, l’arme nucléaire consituera-t-elle, à l’échelle de l’Humanité entière (que je souhaite la plus longue possible), une paranthèse presque conjoncturelle.
Le combat mené pour la dénucléarisation du monde est un combat perdu parce qu’il constitue tout simplement un combat sans objet stable. Qu’on le veuille ou non, l’Humanité a pris goût à la perspective de sa propre dévastation et l’arme nucléaire ne représentera que l’un des nombreux moyens à venir que l’Homme développera en vue de l’accomplissement de cette fin théorique et absolue, par l’accroissement de ses connaissances. Je souhaiterais, ici-même, restituer une réflexion très éclairante posée par l’historien britannique Arnold J. Toynbee dans l’opuscule synthétique qui fut édité sur le thème “Guerre et civilisation”:
“Dans une seule génération, affirme l’auteur, nous avons appris, par la souffrance, deux vérités fondamentales. La première est que la guerre est une institution toujours en vigueur dans notre société occidentale, la seconde, que dans les conditions techniques et sociales présentes, toute guerre dans le monde occidental ne peut être qu’une guerre d’extermination. Ces vérités se sont imposées à nous parce que nous avons vécu les guerres générales de 1914-1918 et de 1939-1945, mais ce que celles-ci ont de plus inquiétant, c’est qu’elles ne furent pas des calamités isolées ou sans précédent. Elles font partie d’une série, et, lorsque l’on considère cette dernière dans son ensemble, on s’aperçoit que ce n’est pas simplement une série, mais une progression. Dans l’histoire récente de l’Occident, les guerres se sont succédées avec un degré croissant d’intensité et dès aujourd’hui, il est manifeste que la guerre de 1939-1945 ne constitue pas le point culminant de ce mouvement ascendant. Si la série se poursuit, la progression sera indubitablement portée à des degrés toujours plus élevés, jusqu’à ce que ce processus d’intensification des horreurs de la guerre se termine un jour par l’auto-destruction de la société.”
Le discours de la dénucléarisation pose aussi quelques difficultés sur le plan technique. La miniaturisation des vecteurs et des charges a conduit à réduire le hiatus béant qui pouvait, un temps, exister entre, d’une part, les bombes conventionnelles et, d’autre part, les armes nucléaires (qui se différencient tout de même des premières par l’émission de radiations). Se pose, dès lors, la question suivante : à partir de quel seuil de destruction, un armement doit-il être banni? Une bombe conventionnelle caractérisée par un niveau de destruction se situant à la frontière du niveau de destruction d’une arme nucléaire doit-elle être considérée comme non-problématique parce qu’elle ne figure pas précisément dans le registre du nucléaire? Je ne prétends aucunement disposer de la réponse à cette question. Les débats qu’elle peut susciter se révèlent, toutefois, extraordinairement complexes! Et ils devront être posés.
Bien sûr, les défenseurs du principe de la préservation des armements nucléaires font reposer leurs arguments sur des bases non moins discutables. Certes, il semble, en apparence, que l’arme nucléaire ait contribué à établir une stabilité relative dans les rapports entre les puissances (et, plus spécifiquement, entre puissances nucléaires). Les quelques 64 années qui se sont écoulées depuis le premier essai atomique américain semblent confirmer, non seulement, que l’Humanité peut vivre avec la conscience de disposer de l’Arme absolue, mais, plus encore, qu’il serait de son intérêt de maintenir un armement dont la nature aurait le mérite de structurer les rapports internationaux entre les Etats. En d’autres termes, dans la période trouble que nous vivons depuis la fin de la guerre froide, la conscience de connaître le plafond de destruction que l’Humanité se refuserait de dépasser est, à certains égards, rassurant. Oui, mais voilà. Que représentent ces 64 années à l’échelle de l’Histoire de la guerre et de l’Humanité? Sommes-nous certains que la détention de l’arme nucléaire conduise réellement au développement, parmi les décideurs politiques d’un Etat nucléaire, des mêmes rationalités? Là aussi, toute tentative de réponse pose une série de conjectures qui se multiplient sous nos yeux.
Au final, la différence qui existe entre les anti et les pro-nucléaire peut-être résumée comme suit : tandis que les partisans du nucléaire fondent leurs arguments sur le monde tel qu’il a été, les anti-nucléaires fondent les leurs sur le monde tel qu’il devrait être. Quelle est, parmi ces deux postures, la plus dangereuse? A chacun de se forger son opinion.
Pour conclure ce billet, je rappelerais les propos pour le moins contrastés que tinrent, d’une part, Robert “Oppie” Oppenheimer et, d’autre part, Kenneth Bainbridge, tous deux physiciens du projet Manathan, lorsqu’explosa Trinity, la première bombe A de l’histoire de l’Humanité. Lorsqu’il assista à l’explosion, Oppie évoqua la citation du Bhagavad Gita : “Je suis Shiva, destructeur des mondes”. Kenneth Bainbridge, face au même “spectacle”, tint un langage certes moins poétique, mais tout aussi perspicace en déclarant à Oppenheimer : “Now we are all sons of bitches” (l’expression anglaise contrastera moins avec la hauteur à laquelle prétend s’élever ce billet :-). Les deux hommes, on le sait, finirent par s’engager résolument contre les essais et le développement des armes nucléaires. Ce qui n’est pas sans présenter quelques contradictions surprenantes quant on sait l’investissement considérable que consacrèrent les deux physiciens au développement de la Bombe !… Mais, le débat nucléaire d’hier et d’aujourd’hui n’est-il pas, justement, condamné à véhiculer les contradictions les plus étonantes?