dimanche 29 mars 2009

La difficile réécriture du Concept stratégique

debat_AGS Le prochain Sommet de l’OTAN réuni à Strasbourg-Kehl des 3 et 4 avril prochains et qui consacrera le 60ème anniversaire de l’Organisation s’inscrira-t-il en rupture de ses précédentes éditions ? Surtout, sera-t-il employé en vue de projeter l’Alliance atlantique dans le « système monde » de demain ? Parviendra-t-il à dépasser les revers militaires (Afghanistan) et les controverses de l’immédiat (BMD) pour procéder à une réécriture des objectifs de long terme de l’Organisation ?

La teneur des débats qui précèdent la tenue de ce sommet ne suscitent pas une réelle confiance dans la capacité des chefs d’État et de gouvernement qui se réuniront à cette occasion à approcher les défis sécuritaires et militaires des temps à venir. La réintégration de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN est, ainsi, présentée comme LE dossier du Sommet. Ce sujet permettra surtout à l’OTAN d’afficher un succès sur le plan diplomatique, succès qui viendra à point nommé pour contrebalancer l’aggravation de la situation militaire en Afghanistan tandis que la stabilité du Pakistan voisin n’a jamais été aussi précaire. Au vrai, le « retour » de la France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN ne devrait pas générer de modifications profondes des rapports entre l’Hexagone et l’Alliance, ni même impacter sur le caractère déjà fortement inséré des forces armées françaises dans l’enceinte transatlantique.

Nul doute que ces dossiers occulteront pour une large part le projet de réécriture du Concept stratégique dont l’amorce des travaux devrait officiellement intervenir lors du prochain sommet. Le projet remonte, à dire vrai, au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Sans doute, fut-il déposé prématurément au vu des tergiversations dont il fut l’objet. Si l’ensemble des dirigeants des États membres de l’Alliance acceptent aujourd’hui l’amorce d’un travail de réflexion sur la substance d’un Concept nouveau pour le XXIe siècle, il est utile de rappeler que ce projet arrive au terme de nombre de péripéties à propos de la formulation d’une posture stratégique nouvelle. Revenons donc, plus en détails, sur les débats qui ont marqué les années 2001 à 2009.

La proposition prématurée du Groupe de Varsovie

Proposée par le Groupe de réflexion de Varsovie (GRV), l’idée d’une réécriture radicale du Concept stratégique de l’Alliance atlantique avait, à l’époque, reçu un accueil pour le moins réservé à son annonce. La philosophie se situant à la base de cette proposition consistait à souligner que l’OTAN, dans l’état actuel de l’environnement sécuritaire, opérait en dehors de toute assise conceptuelle et doctrinale en phase avec les nouvelles menaces. En d’autres termes, l’OTAN était accusée d’actionner ses instruments « sans filet ». Cette situation ne pouvait alors apparaître que comme une solution provisoire. Sa persistance dans le long terme risquait en effet d’affecter, aux yeux du Groupe de réflexion, la pertinence de l’organisation en matière opérationnelle.

Plusieurs questions stratégiques, en effet, exigeaient des réponses appropriées qui ne pouvaient se satisfaire des postures politico-militaires ayant prévalu avant le 11 septembre 2001. Parmi ces interrogations figuraient les questions de la position de l’Alliance atlantique face à la montée en puissance de la Chine ou celle des rapports de la communauté atlantique avec les populations musulmanes d’Europe et d’ailleurs, etc. Le rapport du GRV évoquait, à l’appui de ses arguments, les changements paradigmatiques intervenus tant dans le contexte sécuritaire contemporain que dans les moyens de l’exercice de la force. Ses rédacteurs évoquaient parmi d’autres éléments : les effets de la globalisation, la montée de l’extrémisme islamiste, le terrorisme, la menace posée par les armes de destruction massive (particulièrement accrue du fait du risque de voir un groupe terroriste détenir de tels moyens), le danger représenté par les États faillis ou fragilisés, l’émergence de puissances nouvelles (dont la Chine ou une Russie résurgente), etc.

Bien qu’une telle initiative ait pu paraître constituer un exercice des plus intéressants, l’idée d’une réécriture du Concept stratégique posait des difficultés majeures. N’y avait-il pas lieu, en effet, de penser qu’une telle solution équivaudrait à ouvrir une « boîte de Pandore » ? L’état critique dans lequel se trouvait le débat transatlantique au lendemain de l’intervention militaire américaine et coalisée en Irak (de mars à mai 2003) laissait en effet présager qu’un consensus sur ces questions ne pouvait intervenir. Or, jeter les germes d’une crise institutionnelle dans le contexte d’une crise politique internationale s’avérait trop risqué pour une organisation déjà fragilisée. Des voix s’étaient ainsi élevées pour défendre, à défaut d’un « atlantisme ambitieux », le principe d’un « attentisme prudent ».

Le débat initié par le GRV laissait apparaître au grand jour un paradoxe pour le moins dérangeant puisqu’il pointait justement le doigt sur le fait que, même imparfait, le Concept stratégique de 1999 n’avait en rien empêché l’Alliance d’étendre ses missions et de relever, à son niveau – et compte tenu de ses moyens d’action –, les défis générés par le terrorisme international (ISAF) et l’instabilité chronique de certaines régions (Macédoine, Kosovo, Darfour). En d’autres termes, l’adaptation des instruments de l’Alliance semblait pouvoir être opérée par le biais de solutions organiques et incrémentales. Si certains avaient pu trouver dans cette situation des arguments témoignant de l’étonnante actualité du Concept stratégique de 1999, d’autres voix faisaient remarquer que l’importance d’un tel Concept se révélait très relative.

Un rapport Harmel bis?

Certains esprits éclairés, prenant acte des difficultés inhérentes à la refonte du Concept stratégique, avaient alors émis l’idée d’une rédaction d’un nouveau rapport Harmel, le coût institutionnel d’une telle solution s’avérant nettement « moins élevé ». On se souvient que, en 1967, le rapport Harmel, qui portait sur les tâches futures de l’Alliance, avait suscité un grand enthousiasme parmi les instances atlantiques. L’aura que connaît encore, près de quarante années après sa parution, le rapport Harmel pouvait – pensait-on – être employé au service d’un réalignement des approches politiques et stratégiques de l’Alliance atlantique. Cette solution appellait, toutefois, à deux réserves majeures. La première relèvait de la différence existant entre le contexte stratégique des années 1960/1970 et celui de l’après-11 septembre. Ensuite, un rapport Harmel bis n’aurait en rien permis d’éluder les risques susceptibles de découler d’un débat politique sur son contenu au niveau du Conseil de l’Atlantique Nord – du moins, si un tel débat avait du être posé. Les discussions qui auraient été conduites à l’endroit du débat de fond suscité par le rapport auraient pu se révéler tout aussi destructurantes qu’une refonte pure et simple du Concept stratégique de l’Alliance. Mais il fallait aussi tenir compte de la place désormais moins centrale qu’occupait l’Alliance atlantique dans le contexte stratégique contemporain.

Le choix des Directives Politiques Globales (DPG)

C’est finalement en direction du principe de la rédaction de DPG (aussi désignées Comprehensive Political Guidance [CPG], en anglais) qu’ont convergé les États de l’Alliance. Solution consensuelle au vu des divergences intervenues entre les Alliés depuis la guerre d’Irak de 2003, les DPG ont été formellement inscrites dans le programme de l’Alliance à la suite de la réunion au sommet du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Istanbul en date du 28 juin 2004. Le paragraphe 21 du Communiqué des chefs d’États participant à la réunion annonce avoir « chargé le Conseil en session permanente d’élaborer, […], des directives politiques globales à l’appui du Concept stratégique pour l’ensemble des questions de capacités, disciplines de planification et activités de renseignement de l’Alliance, qui répondent aux besoins de l’Alliance, y compris en forces interopérables et déployables, capables de mener des opérations majeures tout comme des opérations de moindre envergure, concomitamment, si nécessaire, et d’opérer conjointement dans un environnement de sécurité complexe.»

L’importance de cette déclaration mérite que nous nous arrêtions un instant sur les circonstances et la portée de sa formulation. Il convient, tout d’abord, d’indiquer que le communiqué du Sommet d’Istanbul atteste du choix, opéré par les États membres de l’Alliance atlantique, d’établir des DPG. Ces DPG étaient donc appelées à constituer un document destiné à appuyer et non à remplacer l’actuel Concept stratégique de 1999. Le choix des DPG était, en quelque sorte, une solution de compromis reposant sur le plus petit dénominateur commun existant entre les diverses postures doctrinales et politiques des États de l’Alliance. En conséquence, les DPG ne constitueront pas un texte politiquement contraignant. Pourtant, les objectifs qui leur ont été assignés par les États à l’occasion du Sommet d’Istanbul étaient de nature à engager non seulement la structure même de l’Alliance mais, plus encore, ses modalités opératoires futures. C’était là, pour le moins, un paradoxe de voir les États membres de l’Alliance placer dans un exercice réflexif informel (en seul appui du Concept stratégique) des objectifs politiques et opératoires à ce point ambitieux qu’ils risquaient d’altérer jusqu’à l’essence même de l’organisation. Il est utile, en effet, d’énumérer les matières particulièrement complexes traitées par les DPG :

  1. les activités de planification des activités de même que les modalités de développement des futures capacités ;
  2. les instruments de planification de la défense ;
  3. les consultations dans le domaine des armements ;
  4. les moyens de commandement et de contrôle ;
  5. la logistique ;
  6. les ressources ;
  7. la question nucléaire ;
  8. les planifications d’urgence civile.

Au-delà de ces aspects, les DPG auront eu pour tâche de définir les voies d’adaptation de capacités critiques comme la défense antiaérienne ou encore d’établir des normes nouvelles en matière de standardisation. Toutefois, la résistance opérée par certains États en vue de réduire la « portée et la signification politique » des DPG – afin que celles-ci n’altèrent en rien les dispositions contenues au sein du Concept stratégique – fut révélateur des crispations que pouvait susciter la question de l’adaptation des tâches et missions de l’Alliance pour le futur. Elle témoignait aussi d’une certaine volonté de dilution de l’Alliance, la faisant migrer du statut d’organe politico-militaire à finalité opératoire vers le rôle de plate-forme politique globale.

Une redéfinition du Concept stratégique est-elle possible?

La réponse à cette interrogation appelle un constat préliminaire : le Sommet de Strasbourg-Kehl aurait pu être l’occasion de présenter le texte d’un Concept stratégique nouveau. Toutefois, lors du Sommet de Bucarest de 2008, les chefs d’État et de gouvernement n’avaient pu s’entendre sur le principe de la refonte du CS. En effet, le texte de la Déclaration du Sommet de Bucarest se contentait de demander « au Conseil en session permanente d’élaborer, en vue de son adoption à ce sommet (Sommet de Strasbourg-Kehl), une déclaration sur la sécurité de l’Alliance définissant plus avant le contexte dans lequel s’inscrira cette tâche importante. » Il est, par ailleurs, symptomatique de constater qu’en nul endroit de la Déclaration de Bucarest ne figurait une quelconque référence au Concept stratégique de 1999 ! Or, à l’exception du Sommet de Bruxelles de 2005 (qui aboutit à une Déclaration des plus brèves) et de Rome (du 28 mai 2002) portant sur la création du Conseil OTAN-Russie, chaque Déclaration issue d’un Sommet de l’OTAN opère une référence explicite au CS.

Il est, dès lors, prématuré d’indiquer, à propos des travaux qui seront engagés, selon toute vraisemblance, à partir du prochain Sommet, qu’ils aboutiront inéluctablement sur la rédaction d’un nouveau Concept stratégique.

Bien sûr, des raisons d’espérer existent. Le récent rapprochement de la France et de l’Allemagne autorisent à penser qu’une relative communion de vue puisse apparaître entre les deux pays qui puisse, à terme, faciliter le processus d’élaboration de ce nouveau Concept. La Chancelière allemande, Mme Merkel, a pu récemment préciser, lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, ses attentes en la matière. Mais il n’est pas sûr qu’ils remportent l’adhésion de l’ensemble de la communauté euro-atlantique. Si la nécessité d’une approche globale de la sécurité se comprend à l’aune de l’évolution du contexte sécuritaire international, elle risque de générer l’opprobre de ceux qui entendent ne pas diluer les compétences de l’OTAN dans une trop grande variété de missions. Bien que le développement d’une approche régionale des conflits réponde au souci de mieux appréhender certains théâtres de crises complexes comme l’Afghanistan, quelques partenaires souligneront le souci d’éviter que l’OTAN ne soit aux prises avec un trop grand nombre de fronts (on pense au Pakistan) ; perspective qui ne ferait qu’accroître les effets néfastes de la « surextension stratégique » de l’OTAN, déjà avérée au demeurant.

Viendra ensuite la délicate question du Traité FCE. Objet d’un moratoire russe depuis 2007 (cf. mes précédents billets sur la question), le Traité portant la réduction des forces conventionnelles en Europe, dont le premier document fut signé en 1990, est foncièrement inadapté aux transformations stratégiques ainsi qu’aux mutations technologiques des armements conventionnels contemporains. Sa révision (qui avait pourtant été au cœur des négociations de 1999 en marge du Sommet de l’OSCE à Istanbul) se révélera plus complexe que jamais dans la mesure où elle devrait appeler les « partenaires » à s’entendre non seulement sur les types de matériels visé par le Traité et les plafonds mais aussi – et surtout ! - sur la répartition des forces armées des États européens (en ce compris, évidemment, la Russie) sur le continent. Inutile d’ajouter que l’intervention militaire russe en Géorgie rendra les négociations particulièrement ardues.

Enfin, les incertitudes entourant l’avenir du projet d’installation d’éléments du bouclier antimissile américain en Europe (intercepteurs en Pologne et radar en bande-X en République tchèque) constitueront l’un des principaux paramètres du débat transatlantique dont l’issue impactera sur l’attitude de Moscou sur nombre de dossiers. Nombre de spéculations entourent, il est vrai, les perspectives d’implantation de ces éléments. Elles concernent, tout d’abord, la capacité des États-Unis à attribuer un financement structurant au projet durant les prochaines années dans un contexte de crise financière et de ralentissement économique sans précédent. Or, la défense antimissile est avant tout un « système des systèmes ». Toute altération portée à l’un des composants du projet entraînera des conséquences sur le développement de l’ensemble du programme. Les spéculations portent ensuite sur la stabilité politique de la République tchèque (dont la majorité gouvernementale vient d’être l’objet d’une motion de censure) et de la Pologne.

À la lecture des événements politiques et militaires récents, nous pouvons légitimement nous demander si l’Alliance n’a pas manqué l’opportunité qui lui était donnée au printemps 2008 de modifier quelques-uns des éléments les plus critiques d’une équation de sécurité paneuropéenne hautement complexe.