vendredi 22 août 2008

La "Défense" passe aussi par la défense des savoirs et des expertises

Un récent article paru sur le site Euractiv me paraît assez interpellant quant à la prise de conscience des autorités de la Commission européenne sur la protection des savoirs issus de la recherche scientifique européenne. L'auteur y évoque le projet pilote lancé ce 20 août par la Commission européenne, qui consiste à offrir un accès en ligne illimité aux résultats des recherches subventionnées par l'Union européenne. Selon les déclarations de la Commission, ce projet devrait permettre d'améliorer l'exploitation des études scientifiques tout en garantissant un "juste retour" pour les contribuables.

Je me souviens avoir assisté aux sessions en régions de l'IHEDN à un débat passionnant relatif à la notion de défense économique/intelligence économique (ces termes ne recouvrant pas exactement les mêmes réalités). J'y avais fait part de mes inquiétudes - partagées, cela dit, par un grand nombre de spécialistes - quant à la capacité de la Commission européenne de développer une culture de la sécurité et de la confidentialité dans la conduite de programmes tels que Galileo, GMES et le volet "espace et sécurité" du 7ème programme-cadre 2007 - 2013. Je dois avouer que l'initiative récente de la Commission ne fait que renforcer mes craintes à ce sujet. A priori, l'initiative peut apparaître louable et "transparente" vis-à-vis du contribuable qui est en droit d'exiger que lui soit indiqué les orientations prises par le budget du 7ème programme-cadre - budget auquel il contribue par truchement des structures fiscales nationales. C'est là, pourrait-on dire, une preuve évidente d'une Europe qui se veut démocratique et transparente vis-à-vis de ces citoyens. Fallait-il pour autant commencer la démocratisation - indispensable, j'insiste! - par le secteur de la recherche scientifique et technologique? Et ce, sans adjoindre à ce processus les mesures de protection nécessaires en matière de transferts des connaissances et des innovations (même si cette étape précise du processus ne s'avère pas directement concernée par le projet pilote de la Commission).

J'ai parfaitement conscience des bienfaits qu'une telle mesure pourrait apporter en termes d'avancées dans le secteur de la santé, par exemple (des spécialistes du domaine pourraient réaliser de meilleures argumentations que les miennes). Toutefois, il me semble difficile de pouvoir enfermer chaque secteur de la discipline scientifique dans une boîte hermétique en supposant, de façon naïve, que les apports d'une discipline ne puissent pas trouver des suites ou des applications dans d'autres domaines. La compétition scientifique qui s'engage depuis plus de 10 ans dans le secteur des technologies dites convergentes (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l'information et des sciences cognitives) appelle à la plus grande prudence en matière de libre accès aux connaissances. Rappelons, d'ailleurs, que la Commission européenne avait en son temps décidé de réagir à cette course naissante en développant (en réponse à la Nanotechnology National Initiative américaine)

une stratégie européenne pour les nanotechnologies. Pourtant, elle n'a pas semblé prendre la mesure des enjeux sécuritaires de cette nouvelle course. Et même si le projet pilote apparaît, formellement en tous cas, en périphérie de ce débat, ce serait faire preuve d'une étroitesse d'esprit évidente que d'ignorer les connexions qui, en arrière-plan, relient ce domaine à la question plus vaste de l'existence ou de la non-existence d'une culture sécuritaire au sein de la Commission européenne.

S'agissant précisément des publications, un rapport réalisé, en 2006, par Angela Hullmann, Who Is Winning the Global Nanorace?, et paru dans la revue Nature Nanotechnology, faisait état des avancées opérées par le secteur scientifique chinois dans les produits scientifiques liées aux nanotechnologies. Le classement montrait, très clairement, le retard des Européens (en ordre dispersé) sur ce point.

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Avec l'existence du volet "Espace et sécurité" du 7ème programme-cadre, la Commission européenne se trouve confrontée à la difficulté de l'encadrement sécuritaire des résultats issus des recherches qu'elle subventionne. En facilitant de la sorte l'accès aux publications issues des travaux dans le domaine des TIC (domaine où, par essence, s'interpénètrent les intérêts de secteurs civils et militaires multiples), la Commission ne prête-elle pas le flancs à ses "coo-pétiteurs" (pour reprendre une terme qui exprime parfaitement l'ambiguïté des rapports de coopération et de compétition propres à ce domaine d'activités)?

Petit retour sur la proposition russe d'architecture européenne de sécurité présentée au mois de juillet

Olivier Kempf vient de m'indiquer qu'il figure sur son blog un billet relatif à la proposition russe dont je faisais mention dans l'un de mes derniers (et forcément récents) billets. L'analyse que livre Olivier Kempf est particulièrement précise (comment pourrait-il en être autrement?) sur la manière dont la Russie a géré les différents calendriers des dossiers et des organisations internationales. Sans doute, l'aurez-vous, pour la plupart, déjà lu. Dans ce cas, acceptez toutes mes excuses.

Je suis persuadé qu'il y a là - c'est-à-dire, dans cette proposition - un thème (somme toute déjà traité par le passé) à analyser mais, cette fois, à la lumière des récentes évolutions de l'espace paneuropéen. A suivre donc...

jeudi 21 août 2008

"Un affrontement entre la Russie et l'Occident est inimaginable"

Interview de votre serviteur parue dans le journal L'Echo du mercredi 20 août 2008. Propos recueillis par Magali Uytterhaeghe.

Le retrait russe vous surprend?

En fait, la Russie ne s'est jamais retirée de la Géorgie. Durant les années 1990, Moscou disposait de quatre bases en Géorgie héritées de l'Union soviétique. Moscou prévoyait de les quitter dans le cadre du traité sur les forces conventionnelles en Europe. Mais malgré cela, elle freinait des quatre fers car elle estimait que les populations d'Ossétie du Sud, de l'Abkhazie et de l'Adjarie étaient favorables à la présence russe. Et les événements actuels ne faciliteront pas ce retrait. Au contraire, le président géorgien a offert aux Russes sur un plateau d'argent le prétexte pour intervenir dans cette zone.

Moscou pourrait accepter un retrait de Géorgie en échange du maintien de ses bases?

La question du démantèlement de ces bases est restée en suspens car le traité sur les forces conventionnelles en Europe n'a pas été mis en oeuvre. Ce traité prévoyait d'éviter qu'un Etat en Europe puisse concentrer des forces à ses frontières et procéder à une guerre éclair. Mais comme certains pays de l'Est sont devenus membres de l'OTAN, la Russie exigeait une révision complète du traité. En 1999, la révision du traité a abouti, mais l'Occident a conditionné sa ratification au départ des Russes des bases à l'étranger. ce qui ne faisait pas partie du "deal" pour les Russes. Tout cela a finalement abouti à un dialogue de sourds et à la dénonciation du traité par la Russie.

Résultat: il n'y a pas d'instrument pour permettre aux membres de l'OTAN de vérifier les opérations réalisées par la Russie sur son territoire et dans d'autres Etats. Ce qui a permis à Moscou de concentrer des forces à la frontière géorgienne et de réagir de manière si fulgurante en Ossétie du Sud.

La réactivation du traité sera-t-il un point essentiel pour l'OTAN?

Non, les membres de l'OTAN ne se font plus d'illusion sur la réactivation de ce traité. Ceci dit, on semble essayer d'arracher par d'autres moyens de petits accords en matière de forces conventionnelles. ainsi, dans l'accord de cessez-le-feu que le président français, Nicolas Sarkozy, a soumis à la Géorgie et à la Russie, il y a des mesures relatives aux forces conventionnelles applicables dans la région du Caucase.

Le non retrait russe menace les relations entre les membres de l'OTAN et la Russie?

Depuis la fin de l'ère soviétique, les relations entre la Russie et l'Occident, et en particulier les USA, évoluent difficilement. et ces dernières années, la Russie voit augmenter le nombre de dossiers qui fâchent comme l'élargissement de l'OTAN, la reconnaissance et l'indépendance du Kosovo, et la mise en place du bouclier antimissile américain.

la réaction en Géorgie correspond donc à la politique du balancier.

La diplomatie russe a d'ailleurs toujours su tirer profit des opportunités pour tirer à un moment donné son épingle du jeu.

Ceci dit, cela ne correspond pas à la politique extérieure russe actuelle qui vise à renforcer les liens avec les anciennes républiques de l'Union soviétique. C'est dans ce contexte qu'elle a signé avec la Chine, l'Iran et les pays d'Asie centrale "l'Organisation de la coopération de Shangai".

L'intervention russe accélérera l'adhésion de la Géorgie à l'OTAN? Ou l'Occident ralentira ce processus pour ne pas devoir un jour défendre militairement la Géorgie face à la Russie?

L'OTAN à un intérêt géopolitique à intégrer la Géorgie. Cela ne fait aucun doute. Mais je ne pense pas que cet événement poussera les membres de l'OTAN à mettre l'adhésion rapidement à l'agenda.

Quant à l'obligation d'assistance militaire en cas d'agression, rien n'est moins sûr. Chaque membre de l'OTAN a le droit de choisir les moyens qu'il investit dans la défense militaire d'un allié.

La Russie pourrait-elle laisser "pourrir" la situation?

Si les Russes parviennent à maintenir leur position sans franchir de ligne rouge, l'Occident aura du mal à parvenir à ses fins. Ce serait quelque chose d'inédit pour la Russie.

Va-t-on vers un affrontement entre la Russie et l'OTAN?

Nous sommes dans une petite crise, pas dans un conflit. un affrontement est inimaginable. La Russie veut simplement montrer qu'elle ne veut pas se laisser dicter son comportement. Sur le plan militaire, elle est une menace pour ses voisins mais bien moins pour l'Europe. Elle a encore beaucoup d'efforts à faire pour rivaliser avec l'Amérique.

Philippe Siuberski : Ossétie: les Occidentaux paient le prix de la reconnaissance du Kosovo | International | Cyberpresse

Voici, ci-dessous, une analyse du conflit russo-géorgien élaborée par l'Agence France Presse et reprise par le site Cyberpresse.ca.

Bonne lecture !

Philippe Siuberski : Ossétie: les Occidentaux paient le prix de la reconnaissance du Kosovo | International | Cyberpresse

A propos des 10 soldats français tués en Afghanistan

Tout d'abord, je suis d'accord avec Olivier Kempf qui, dans un billet récent, rappelait que l'heure était avant tout au recueillement. Mes pensées vont tout d'abord à ces 10 soldats et à leurs familles.

LCI faisait à l'instant apparaître les photos des soldats tombés au combat. Même s'il s'agit d'une structure d'âge "classique" et "normale" pour des troupes d'infanterie en opération, je dois bien avouer que la jeunesse de ces visages m'a frappé. Je sais que les impératifs de préparation des troupes reposent sur l'envoi d'une tranche d'âge spécifique. Il n'en demeure pas moins que l'on est touché par les images de ces jeunes hommes tout juste sortis de l'adolescence.

S'il convient de ne pas verser dans des polémiques, il est cependant un exercice plus constructif de poser les questions à propos desquelles nous devrons trouver impérativement des réponses. Il ne s'agit pas de nous précipiter dans la brèche ouverte par la douleur provoquée par ce drame pour entreprendre, de façon illusoire, un réexamen - voire une mise à plat complète - de la stratégie de l'OTAN en Afghanistan et des participations nationales aux opérations. Non, il faudra nécessairement prendre le temps. Et sans doute dépasser les explications techniques - quasi-chirurgicales - qui, même si elles viendront détailler les circonstances du drame, ne permettront pas une réflexion sereine sur les fondements de notre présence dans la région.

Je ne prétends ABSOLUMENT pas avoir de réponses à ces interrogations. Les résoudre exigera des compétences que nul ne saurait posséder à titre individuel. Mais sans doute sera-t-il utile de défricher quelques lieux communs qui ont trop longtemps été sous-investis par le débat public:

1. Défendons-nous la "liberté du monde" dans cette région ou demeurons-nous dans cet espace au nom d'un intérêt de réputation?

2. La stratégie de l'OTAN est-elle adaptée à la situation sur le terrain? Les récentes offensives coordonnées des Talibans imposent que nous procédions à un examen scrupuleux de la question.

Et enfin, deux dernières questions dont il me faudra préciser la portée même si je sens intuitivement qu'il y a là une distinction fondamentale à prendre en compte :

3. Avons-nous perdu en Afghanistan?

4. Avons-nous perdu l'Afghanistan?

Je terminerai par une question finale qui se veut un retour aux fondements de la Stratégie: existe-t-il des guerres que nous, Occidentaux, devons être capables de perdre afin de déterminer les stratégies et les moyens régénérés qui nous permettront à plus long terme de mieux encore défendre nos libertés? Disposons-nous de la sérénité d'esprit suffisante que pour percevoir les signes d'une défaite?

Je sais les arguments qui pourraient être opposés à ces interrogations. J'entends déjà quelques voix s'élever pour indiquer que jamais une telle polémique et de semblables cérémonies n'auraient eu cours à l'époque de la guerre d'Algérie (pour reprendre un épisode de l'histoire militaire française). Mais voilà, l'investissement émotionnel qui s'opère sur ces 10 soldats est le résultat d'une évolution sociale et culturelle avec laquelle nous devons compter et qu'il serait vain d'ignorer tant elle répond à des forces et des mutations profondes du régime de valeurs que nous accordons à la vie individuelle (pour ce débat, voyez cet article pour l'élaboration duquel Christophe Wasinski et moi-même avons été consultés).

Si je vais trop vite en besogne en posant ces questions, n'hésitez pas à me le faire savoir. Mais il me fallait les livrer et les écrire.

mercredi 20 août 2008

L'accord entre Washington et Varsovie risque de fragiliser un peu plus l'Alliance

C'est désormais acquis, Varsovie a donné son feu vert à l'instauration d'élements sur son sol du bouclier antimissile américaine. Cette annonce, à l'évidence, n'étonnera personne. Un précédent billet de ce blog a fait mention des enjeux de cet accord. L'aspect le plus préoccupant de cette affaire réside, à mon sens, dans la déclaration qui lui est jointe. Le susdite accord comporte une déclaration de coopération stratégique entre les deux pays qui, selon les autorités polonaises, viendraient appuyer le contenu de l'article 5 du Traité de Washington, acte fondateur de l'Alliance atlantique.

Contrairement à la Pologne, je ne pense pas qu'une telle déclaration puisse réellement venir renforcer une Alliance déjà en proie, comme nous l'avons vu hier, à de fortes dissenssions sur la question géorgienne. On peut, en effet, s'interroger sur les conséquences d'un tel contrat de "réassurance" passé entre deux Etats déjà alliés. Le contenu de l'article 5 ne serait-il plus, soudainement, une garantie suffisante en matière de défense mutuelle? Faut-il, par mesure de précaution, l'accompagner d'une réassurance plus claire dans les termes? Seront-ce les seuls alliés qui consentiront à prendre des risques "supplémentaires" qui bénéficieront d'un tel angagement? Certes, le contenu de l'article 5 n'indique en rien le principe d'emploi de moyens militaire en cas de défense d'un allié agressé. Mais fallait-il pour autant aboutir à la signature d'une telle déclaration qui affiche au grand jour l'existence d'alliés privilégiés au sein même de l'Alliance atlantique. L'opération peut sembler risquée par les temps qui courent et dans le contexte international du moment.

Il convient, cependant, de se montrer prudent et d'attendre de connaître - si cela est possible - les précisions de cet accord et de cette déclaration. Toutefois, je demeure persuadé qu'il n'y pas qu'à Moscou que cette déclaration risque de faire grincer des dents...

Le bouclier antimissile américain (les éléments européens)

Vers une nouvelle conférence sur la sécurité collective européenne ?

Comme je l’avais indiqué dans un billet précédent, l’une des principales forces de la Russie en matière de politique étrangère est d'être capable de tirer parti des opportunités que lui offrent les événements. Ainsi, la Russie avait, certes, exercé des pressions de divers ordres sur la Géorgie s’agissant de l’avenir du territoire d’Ossétie du Sud mais n’aurait jamais imaginé que l’impulsivité du Président géorgien conduise de façon aussi prématurée et précipitée au lancement d’opérations militaires destinées à rétablir le contrôle de Tbilissi sur cette région.

Un autre exemple de cette habileté peut être trouvé dans le projet d’« architecture européenne de sécurité » présenté, au mois de juillet dernier, par l’ambassadeur de la Russie, Dimitri Rogozine, auprès de ces homologues à l’OTAN. Faut-il s’en étonner, la proposition russe n’avait alors pas suscité d’intérêt particulier dans le chef des médias. Et les récents événements en Géorgie tendent à voiler le contenu (encore imprécis, avouons-le !) de ce projet quand ils n’entrent pas en contradiction complète avec la portée que l’on pourrait raisonnablement lui prêter. Car, l’idée de Moscou consistait précisément à organiser un sommet durant lequel les États européens, les Etats d’Amérique du Nord et d’Eurasie viendraient à discuter des mécanismes à instaurer en vue d’établir, de Vancouver à Vladivostok, un cadre de sécurité globale où chaque Etat discuterait d’égal à égal.

Quoi de neuf me direz-vous ? En effet, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OCSE, l’ancienne CSCE née de l’Acte final d’Helsinki du 1er août 1975) est censée incarner un tel projet de prévention des conflits à l’échelle paneuropéenne. En outre, la proposition russe du mois de juillet, dont on espère plus obtenir davantage de précisions dans les mois à venir, ne faisait aucune mention du rôle spécifique qu’il conviendrait à attribuer à l’Alliance atlantique et à l’OTAN. Quel était donc le but de la manœuvre russe ? Quelle relation entretient-elle avec les événements contemporains?

En réalité, cette récente proposition s’inscrit dans une tradition diplomatique russe que l’on peut raisonnablement faire remonter à Nicolas II et à sa Conférence de La Haye sur le désarmement (je sais, c'est loin, mais sans qu'il s'agisse de tomber dans l'Historisme, il nous faut sortir du "culte de l'urgence" et réfléchir dans le "temps long" pour reprendre une expression de Fernand Braudel). La philosophie qui a, depuis lors, guidé les diverses invitations diplomatiques émises par la Russie vis-à-vis de ses partenaires européens à toujours répondu à quatre objectifs :

  1. prévenir le risque d’une isolation de la Russie du Concert des nations européennes ;
  2. empêcher une course aux armements qui se révélerait, à terme, défavorable à l’influence russe en Europe ;
  3. établir un cadre de sécurité collective juridiquement contraignant (ce que n’est pas l’OSCE, à l’exception toutefois de la Cour de Conciliation et d’Arbitrage jamais mise en œuvre à ce jour) ;
  4. exclure, dans la mesure du possible, tout État étranger à l’ensemble de l’Eurasie et de son isthme européen (ceci afin de permettre à Moscou de disposer d’une influence dominante). C’est également à l’aune de cette caractéristique que l’on mesure sans doute le peu de cas qui était fait par la proposition quant au rôle futur de l’OTAN.

Quoi qu’il en soit, l’idée développée par le Kremlin reste pour le moins – volontairement ? – imprécise. Elle tend, toutefois, à rappeler les multiples ballons d’essai émis par le passé par la Russie tsariste et, après elle, l’Union soviétique (au lendemain de la Seconde Guerre mondiale). Ainsi, la Conférence de La Haye sur désarmement avait-elle pour objectif (à peine voilé) de freiner les réarmements navals britannique et allemand. En 1954, la Conférence quadripartite initiée par Molotov était-elle destinée à empêcher le réarmement de l'Allemagne fédérale et la perspective d’une entrée de cette dernière dans l’OTAN (la création en 1955 du Pacte de Varsovie et l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954 avait précisément conduit à la réalisation concrète des craintes de Moscou).

Quels pourraient être demain les objectifs de Moscou à travers cette proposition, alors même que la crise en Géorgie reste latente ? Ils sont multiples :

  1. reprendre l’initiative politique sur la question de l’avenir de la sécurité européenne en proposant un concept « d’architecture de sécurité » abandonné par les Européens à la fin des années 1990 ;
  2. tenter d’assainir les axes de dialogue entre Moscou et les capitales européennes sur un ensemble de dossiers clés pour lesquels la Russie estime ne pas avoir été consultée comme il se le devait. Ce sont, bien sûr, les dossiers de la Défense antimissile, de l’élargissement de l’Alliance atlantique et de la renégociation du Traité sur les forces conventionnelles en Europe qui sont ici visées ;
  3. rechercher parmi les capitales européennes les oreilles les plus attentives aux doléances russes. Analogie remarquable, c’est en de la part de l’Italie que la diplomatie russe pourrait recevoir un premier signe (en juillet 1966, la démarche d'Andrei Gromyko destinée à organiser une conférence sur la sécurité européenne avait été, dans un premier temps, trouvé une oreille attentive auprès de l'Italie).

Le projet présenté par la Russie à l'OTAN ne constitue, à dire vrai, que la suite logique des dissensions qui étaient apparues depuis 1999 au sujet du rôle de l'OSCE en matière de sécurité européenne. Moscou a toujours souhaité privilégier le cadre de l'OSCE comme forum de dialogue et d'action pour le traitement des conflits en Europe, tandis que les États-Unis s'employaient à empêcher sur l'enceinte de sécurité paneuropéenne ne puisse devenir une concurrente de l'Alliance. L'OSCE est aujourd'hui perçue par la Russie comme une organisation essentiellement pro-occidentale. Aussi, il est utile d'indiquer que la Russie ne redoute pas seulement l'arrivée à ses portes de l'OTAN, elle estime aussi avoir perdu l'OSCE.

Et la Géorgie? En dehors de la rhétorique, il n'existe plus, en Europe, de cadre politique ou juridique efficace (et étendu à l'ensemble de l'Eurasie!) qui puisse mettre en oeuvre des instruments diplomatiques susceptibles d'apaiser et résoudre les crises. Ce jugement, il est vrai, est pour le moins tranché. Mais à bien y regarder, il convient de reconnaître que le contrôle des crises s'opère avant tout à l'aide moyens de défiance et non de confiance. Le conflit en Géorgie est la première guerre de cette ère nouvelle et incertaine.

mardi 19 août 2008

Voyons-y plus clair avec le DSI 40

Le numéro 40 de Défense & Sécurité Internationale (http://www.areion.fr) consacre en ce mois un dossier spécial sur le Livre Blanc sur la défense et la Sécurité Nationale français. Il est heureux qu'une revue du calibre de DSI présente des analyses sur l'une des initiatives politiques qui aura fait coulé pas mal d'encre à la fin de ce premier semestre 2008. Il faut bien avouer que la sortie de ce Livre Blanc n'aura pas été servi par les événements (on se souvient du drame de Carcasonne et de la mise en cause des chaînes de commandement) et les rumeurs sur les probables annulations ou glissements calendaires de programmes. DSI fait le point afin que nous y voyons plus clair. A se procurer sans hésiter donc !

lundi 18 août 2008

Un retrait des troupes russes de Géorgie est-il possible?

On ne le dira jamais assez: les informations que les médias peuvent nous distiller sur la situation en Géorgie laissent pour le moins perplexe sur la réelle résolution de la Russie à tenir les engagements passés avec les puissances occidentales.

Faut-il nécessairement s'étonner des contradictions apparentes entre les discours et les actes. Non. et cela est particulièrement vrai dans le cas de la Russie dont on connaît l'habileté pour tirer parti des opportunités qui s'offrent à elles en matière de politique étrangère. D'ailleurs, la Russie semble être parvenue à signer un document non-identique à celui signé par la Géorgie.

Il est, tout d'abord, intéressant de rappeler que la Russie... ne s'est jamais réellement retirée de Géorgie depuis la fin de la guerre froide. Il est peu fait mention des quatre bases, héritées de l'époque soviétique, que la Russie avait pour obligation de démanteler et rétrocéder au gouvernement géorgien dans le cadre des négociations sur la révision du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE). Concrètement, deux bases (dont une située dans la périphérie de Tbilissi) avaient été démantelée en 2001. Une troisième l'avait été en 2007 (après de longues et âpres négociations entre 2004 et 2005) tandis que la dernière de ces bases devait être rétrocédée en... 2008. Aussi, on peut légitimement se montrer dubitatif à l'écoute des discours politiques exigeant un retour à la situation ex ante. De quelle situation antérieure parle-t'on exactement? Surtout, la suspension par la Russie, voici un an, de sa participation à la mise en oeuvre des dispositions du traité FCE (échanges d'informations, visites, inspections, envoi d'observateurs dans le cas d'exercices militaires, etc.) laissait d'ores et déjà présager de l'impossibilité pour les Occidentaux de recourir à des moyens juridiques internationaux pour le contrôle des forces conventionnelles en Europe (le plan proposé par Nicolas Sarkozy visait, en quelque sorte, à créer un mini-FCE pour les forces en présence sur le terrain). Théoriquement, donc, la possibilité d'une concentration de forces armées aux frontières d'un Etat (les FCE visaient expressément à l'origine l'Union soviétique que l'on supposait capable de rééditer une nouvelle guerre éclair [blitzkrieg] dans le Centre-Europe) s'avérait donc une hypothèse crédible. Force est de constater que l'opération en Géorgie (indépendamment de l'erreur stratégique de cette dernière) a en tous points illustré les craintes nourries par les états-majors. Cependant, comme toujours dans l'histoire militaire, c'est la vitesse et la précipitation des événements qui est le moins souvent correctement anticipée.

De l'anticipation, justement, il peut également en être question. Certes, le retrait russe des FCE n'autorise plus un recours aux dispositifs prévus par le traité pour le contrôle des manoeuvres russes sur son territoire et aux abords de ses frontières. Soit. Il reste que d'autres moyens existent pour disposer d'une évaluation en temps réel (ou quasi-réel, soyons modestes et lucides) de la situation sur le terrain. Les Etats-Unis à eux seuls disposent d'une panoplie de capacités satellitaires d'observation qui ne devraient, théoriquement, ne laisser aucun équivoque sur l'état des forces dans la région. Bien sûr, l'observation satellitaire a, par le passé, rencontré d'importantes limites. Pour faire court : elles n'ont pas permises, depuis 2001, la capture de Ben-Laden. Il est toutefois difficilement imaginable de penser que la fabuleuse concentration des forces de la 58ème armée russe soit passée inaperçue. Et cependant, elle n'avait pas engendré, à ma connaissance, d'agitations diplomatiques particulières, du moins pas avant l'escalade intervenue dans les hostilités. Faut-il voir là - en dehors des assurances faites à la Géorgie qu'elle a bien "vocation" (sic!) à rentrer dans l'OTAN, une défaillance de la solidarité des Etats-Unis vis-à-vis des Etats qui aspirent à rejoindre, demain, la communauté euro-atlantique. Nous le verrons en décembre.

Je ne peux, enfin, résister à reporter extrait du reportage réalisé par TF1 en Géorgie. Une habitante de Gori disait ne pas comprendre les manoeuvres interminables des véhicules de combat russes... Et si les éléments de la 58ème armée jouaient au chat et à la souris avec les satellites?

Situation inquiétante quoi qu'il en soit. Nous la suivrons encore ces prochains jours.

Bouclier antimissile : signaux et gains

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La déclaration du représentant de la Fédération de Russie auprès de l'OTAN, Dimitri Rogozine, n'est certainement pas passée inaperçue même si les propos émis risquent de se noyer très vite dans la masse d'informations et de commentaires sur l'épineux dossier des éléments du bouclier antimissile américain en Europe.

Comme il l'a été dit dans les médias, la Pologne a finalement conclu un accord avec les Etats-Unis sur l'implantation d'une dizaine d'intercepteurs sur son sol. Ces éléments s'associent à l'installation de radars en bande-X sur le sol de la République tchèque.

Les circonstances dans lesquelles cet accord a été signé, de manière quelque peu précipitée, il faut bien l'avouer, ne facilitent en rien les efforts réalisés par tous ceux qui insistent sur le fait que les éléments d'un tel bouclier ne seraient pas dirigés contre la Russie. Face au déluge d'informations qui entoure ce dossier, quelques repères s'imposent néanmoins.

Quel est l'impact de la défense antimissile sur l'image des Etats-Unis?

Nous sommes ici au coeur de la problématique du signal en matière de politique étrangère. Tout programme d'armement - qu'il soit défini à des fins offensives ou défensives - participe à l'émission d'un signal sur les intentions, les réticences voire même les faiblesses de l'Etat qui le développe et le met en oeuvre. une relation de signal vise à influencer le schéma mental d'un adversaire - qu'on ne désigne pas, le plus souvent, comme tel - tandis qu'un rapport de puissance (au sens strict du terme) cherche à impacter sur le comportement même de l'ennemi (cf. Jean Barréa, Théories des relations internationales, Louvain-la-Neuve, Presses de la CIACO, 1991, p. 57). L'un des problèmes majeurs avec la relation par le signal est... que l'on ne maîtrise pas toujours ce signal comme on le souhaiterait. L'exemple du projet de bouclier antimissile américain est à ce titre particulièrement illustratif de ce paradoxe. En effet, en insistant comme ils le font sur le développement et l'implémentation hors CONUS des dispositifs de l'ABM, les Etats-Unis ne font pas que discourir sur une promesse d'élargissement du parapluie "national"; ils transitent dangereusement d'une logique de "dissuasion" vers une logique de "Protection". En d'autres termes, on peut s'interroger sur la valeur réelle que porte les Etats-Unis au principe de dissuasion. Comme l'indiquait François Géré, la révision, en 2002, de la Nuclear Posture Review, avait créé une nouvelle triade dissuasive composée des (1) missiles de précision à longue portée conventionnels, (2) la défense antimissile (ainsi que les dispositifs de commandement et de contrôle associés) et (3) les forces nucléaires stratégiques. Assiste-t'on, dès lors, à une remise en cause de la dissuasion? Si l'adjonction d'une défense antimissile au noyau des forces stratégiques est considéré comme le nouveau principe dissuasif américain, alors oui, nous assistons à une remise en cause sérieuse de la confiance que peuvent porter les Etats-Unis au nucléaire. François Géré pousse d'ailleurs la logique de son raisonnement encore plus loin et s'interroge : assistera-t'on à la mise en palce d'une dissuasion ramenée à la consolidation d'une défense antimissile à l'efficacité élevée? Au vu des maigres réussites des essais d'interception, on peut légitimement douter du calcul stratégique qui serait alors opéré.

En conclusion, l'assurance dont souhaitent se doter et qu'entendent vendre à leurs alliés les Etats-Unis doit être placé dans la balance à côté des "doutes" que les Etats-Unis nourrissent quant à l'ensemble de leur dispositif.

L'accord passé entre la Pologne et les Etats-Unis, au lendemain de l'intervention de la 58ème armée russe en Géorgie, en dit long sur l'approche qu'a la Pologne de la défense antimissile américaine. Pour la Pologne, il est clair que la Russie est visée par le projet (même si Washington est demeurée peu loquace sur cet aspect du dossier).

Quel sera le gain de la Pologne et de la République tchèque?

Il est très difficile de répondre à cette question.

Si nous venons à considérer le gain industriel et technologique, il est plus qu'improbable que des transferts de technologies seront consentis par les Etats-Unis qui verrouillent de manière hermétique la confection du système. A titre de comparaison, nombre de pays qui avaient accepté de rejoindre le développement du programme transatlantique Joint Strike Fighter (aujourd'hui baptisé F-35 Ligntening II) ont manifesté leurs déceptions quant aux transferts de technologies initialement promis. Bien sûr, d'autres Etats partenaires des Etats-Unis et qui ont procédé à des acquisitions de systèmes antimissiles américains (à l'instar du Japon pour ses systèmes Patriot PAC-3 et d'Israël, dans le cas de ses missiles Arrow) ont bénéficié d'importants transferts de technologies. Il n'en demeure pas moins que les chances que de tels accords soient renouvelés dans le cas de la Pologne et de la République tchèque s'avèrent faible.

Sur le plan politique, le gain qui sera réalisé par les gouvernements polonais et tchèque sera tout relatif. Sur le plan interne, on sait l'opposition traditionnelle des populations à la perspective d'implantation de tels dispositifs. Pourtant, la récente intervention militaire russe en Géorgie pourrait changer la donne et conduire l'opinion publique à rallier leurs dirigeants sur la question.

Le gain stratégique, quant à lui, est en demi-teinte. On peut, dans un premier temps considérer que les Etats-Unis établissent avec ces deux Etats européens un contrat de réassurance en étendant leur système de protection à deux alliés privilégiés européens. Cette affirmation pose néanmoins trois types de question:

1. Quelle est la valeur de l'Alliance atlantique dès lors que son principal allié établit avec quelques partenaires privilégiés (également membres de l'OTAN) un accord de réassurance?

2.  Comment la Pologne et la République tchèque pourraient-elles traduire cette relation d'un type particulier avec les Etats-Unis dès l'instant où il est évident que la disposition d'éléments du bouclier antimissile américain étendra probablement (et sous réserve de l'efficacité du système) sa protection à la majorité des alliés de l'OTAN (à l'exception de l'Europe du Sud-Est et de la Turquie)?

3. Les accords passés entre les Etats-Unis, la Pologne et la République tchèque, qui prévoient l'établissement d'une couverture antimissile américaine imparfaite en raisons de limitations techniques ne précipitera-t-elle pas les Européens à colmater la brèche stratégique Sud-européenne en complétant le dispositif d'origine américaine par une défense parcellaire de couche intermédiaire (de type MEADS ou ASTER) dans la susdite zone?

4. Quelles possibilités de jonction peut-on espérer à l'avenir entre les travaux conduits sous l'égide de l'OTAN dans le cadre de l'Active Layered Theatre Ballistic Missile Defence (ALTBMD) et ceux engagés dans le cadre de la Missile Defense Agency aux Etats-Unis?

Enfin, tout gain stratégique s'accompagnera d'un prix qui pourrait s'avérer coûteux selon l'adversaire et les performances techniques des engins envoyés contre des intérêts européens ou américains. En effet, sans qu'il s'agisse ici de rentrer dans des détails techniques, l'interception d'un missile balistique (pour autant que le missile intercepteur n'ait pas été trompé par les leurres) implique la retombée de débris mais aussi (c'est là une éventualité à prendre en compte) de l'ogive nucléaire, bactériologique ou chimique qu'elle emporte. Quel pays sur la trajectoire d'une missile assaillant consentira-t-il à voir de tels débris retomber sur son sol? Comment monnayera-t-il ce sacrifice?

Comme à chaque fois, de nouvelles (fausses) certitudes génèrent de nouvelles interrogations...

La DARPA fête ses 50 ans d'existence

Nos amis outre-atlantique sont, nous le savons, de fins connaisseurs en matière de communication. A l'occasion du jubilé de la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA) (initialement baptisée Advanced Research Project Agency - ARPA), le Pentagone nous livre une vidéo retraçant les principaux succès de l'Agence de recherche avancée du Département de la Défense.

Il est, à ce titre, utile de revenir un moment sur les facteurs qui ont conduits à l'émergence d'une telle institution aux Etats-Unis. L'ARPA s'est, tout d'abord, voulue une réponse urgente au coup de tonnerre déclenché, à l' époque, par l'Union soviétique à travers le lancement de la sonde spatiale Spoutnik qui allait remettre durablement en cause le sentiment d'invulnérabilité que les Etats-Unis pensaient acquis de par leur insularité stratégique. Washington ne cessera, dès cet instant, à développer des projets (notamment dans le domaine antimissile) afin de retrouver cette "couverture" perdue.

Si les projets orientés "défense" ont été les principaux axes de recherche de l'ARPA, de nombreux dérivés civils sont issus des travaux qui y furent menés. On évoquera, au premier rang de ceux-ci, l'ARPANET, devenu entre-temps l'Internet.

Plus récemment, les recherches conduites sous les auspices de l'actuelle DARPA ont davantage concerné la cybernétique et, plus précisément, les dispositifs de cyber-défense ou encore les projets de senseurs droniques du futur, tels que le Joint Unmanned Combat Air System (J-UCAS), un projet de démonstrateur technologique de drone de combat mené en collaboration avec l'U.S. Navy et l'U.S. Air Force. Ce projet a, cependant, été officiellement "terminé" au premier semestre 2006 pour diverses raisons relevant tout autant des impasses budgétaires que des difficultés d'harmonistation des besoins des différents services.

Dernièrement, l'actualité de la DARPA s'est distinguée par l'organisation de courses d'un genre assez spécifique dans la mesure où elle font concourir des véhicules tous-terrains inhabités. Ce type de concours constitue une illustration brillante de la culture scientifique et technologique américaine que nous avons du mal, du côté européen, à nous représenter. Aucune barrière, en effet, n'est réellement placée entre la recherche fondamentale et les ingénieurs. Il existe une association étroite des développeurs (souvent issus d'entreprenariats individuels) avec les communautés scientifiques. Ce phénomène explique, il est vrai, les formidables percées qu'ont pu réaliser les Etats-Unis dans une vaste panoplie de domaines mais aussi les immenses gabegies financières qui représentent, aux yeux des Américains, le prix à payer pour déboucher sur de réelles ruptures technologiques.

Géorgie: les enjeux du conflit

Par Alain De Neve et Tanguy Struye de Swielande (Professeur aux Facultés Universitaires Catholiques de Mons, à l'Ecole Royale Militaire et à l'Un iversité catholique de Louvain).

La Russie sort de pas moins de 15 années d'hibernation. Bien que disposant de moyens encore réduits, la Russie parvient progressivement à se repositionner sur l'échiquier international.

On pensait l'Europe pour un temps à l'abri d'une guerre à sa périphérie : la "troisième guerre balkanique", qui avait débuté voici 17 ans, aurait été presque cataloguée parmi les multiples catharsis meurtrières d'une décennie post-guerre froide dont les identités jadis muselées erraient alors en perdition. L'indépendance autoproclamée du Kosovo, dont la crainte était qu'elle encourage les mouvements indépendantistes à la sécession, semble, en l'occurrence, avoir plutôt précipité un Etat à prévenir toute perspective de déstructuration plus avancée de son unité territoriale.

Ce nouveau conflit qui s'invite dans le jeu, déjà fort complexe, des rapports de forces intra-européens et inter-régionaux, est illustratif du phénomène de résurgence des "proxi-wars", soit des conflits opposant les grandes puissances à travers leurs entités fidélisées ou leurs États clients; une méthode qui fut souvent mise en oeuvre du temps de la guerre froide.

Le conflit actuel entre la Géorgie et la Russie est éclairant à plus d'un titre. Tout d'abord, dans sa dimension géopolitique. Au-delà du différend en matière de souveraineté, la crise actuelle revêt des enjeux multiples et complexes qui font d'elle un indicateur valable des tendances qui s'établiront à moyen et long termes. La Russie n'a jamais accepté son éviction du Caucase à la suite de la dissolution de l'Union soviétique. Trop faible durant les années 1990 et au début des années 2000, Moscou a récemment su tirer profit de la manne pétrolière et gazière pour exiger de jouer un rôle résolument actif aux côtés des puissances influentes que compte le monde.

La Russie sort, en effet, de pas moins de 15 années d'hibernation. Son réveil ne saurait passer inaperçu. Bien que disposant de moyens encore réduits, la Russie parvient progressivement à se repositionner sur l'échiquier international. Elle essaie de ne plus subir les faits mais de définir elle-même le cadre dans lequel elle entend agir. La Russie souhaite ainsi réinvestir l'Eurasie, y rétablir sa sphère d'influence : ce n'est un secret pour personne. Plus précisément, il s'agit de contrer le rapprochement de la Géorgie avec l'OTAN et l'UE, et d'éviter que l'organisation régionale GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) puisse servir de zone tampon et freiner les avancées russes.

Pour la Russie, il est primordial de veiller à créer la plus grande instabilité possible en Géorgie : une Géorgie faible et instable, selon la Russie, s'avère un piètre candidat à une adhésion à l'OTAN ou à l'UE, même si cette perspective s'avérait lointaine bien avant l'éclatement de la crise.

Les enjeux du conflit ne se réduisent toutefois pas au rétablissement d'une sphère d'influence. Il s'agit également de poursuivre des visées énergétiques. La Géorgie voit passer sur son territoire un oléoduc (reliant Bakou, Tbilissi et Ceylan) destiné au transit du pétrole de la Caspienne vers l'Europe, notamment. Or, cet oléoduc ne passe pas par le territoire russe. Cette infrastructure s'avère primordiale pour l'UE qui peut ainsi compter sur un axe de transit échappant au contrôle de Moscou. Or, une instabilité accrue dans le Caucase permettrait en toute logique à la Russie de promouvoir les routes énergétiques traversant son territoire.

Enfin, un troisième enjeu non négligeable est le regain d'influence stratégique dans la Mer Noire. À l'exception de la base de Sébastopol (Crimée) dont le contrat de concession expire en 2017 (pour retourner sous autorité ukrainienne), le statut de la flotte russe en Mer Noire est fragilisé. Et si le port de Novorossisk peut se révéler une alternative intéressante, l'Abkhazie, deuxième région séparatiste de la Géorgie, apparaît encore plus intéressante en vue d'édifier une future base pour les besoins la flotte russe située dans cette zone.

Pour les Etats-Unis, le principal enjeu est de freiner les avancées de la Russie vers le Caucase, ce qui garantirait à celle-ci un accès aux mers chaudes. Aussi, on comprendra pourquoi la Géorgie est pour Washington l'Etat pivot du Caucase par excellence. Pour certains pays européens (dont la Pologne et les pays baltes) l'objectif est de créer un "cordon démocratique". Ce dernier s'étendrait de la région septentrionale de l'Europe de l'Est au Caucase et aurait pour objectif de freiner toute pénétration russe. Le conflit russo-géorgien risque fort, ensuite, de mettre les alliances et partenariats stratégiques à l'épreuve. Même si la Géorgie constitue aux yeux des Etats-Unis plus qu'un partenaire ou Etat ami, la Maison Blanche, malgré la fermeté des propos tenus par le Président Bush, demeure modérée dans la formulation de son désaccord à l'endroit des récents événements. La Russie demeure, il est vrai, un partenaire fondamental dans la question du nucléaire iranien et Washington a parfaitement conscience qu'aucune évolution positive de ce dossier n'est possible sans Moscou. Une des conséquences de ce conflit pourrait, dès lors, être une révision des perceptions que certains États européens, traditionnellement fidèles aux postures américaines, se font de la solidarité des Etats-Unis.

On peut, par ailleurs, s'interroger sur l'intransigeance des positions occidentales relatives à la révision, souhaitée par la Russie, du traité sur les forces conventionnelles en Europe. En suspendant sa participation au traité en raison des divergences d'interprétation apparues avec les pays de l'OTAN à l'endroit des dispositions contenues, la Russie n'était plus, tant politiquement que juridiquement, tenue d'informer ou d'échanger sur ses activités et déploiements militaires le long de ses frontières. Ce qui explique la fulgurance de l'intervention et son imprévisibilité.

Le conflit russo-géorgien tend, enfin, à démontrer qu'une révision du côté européen des idées reçues sur l'état des forces russes est à considérer avec le plus grand sérieux. Les experts occidentaux ont trop rapidement jugé l'état de préparation des forces armées russes. L'opinion publique tend à garder le souvenir de la première guerre de Tchétchénie, quand il ne s'agit pas de la déroute en Afghanistan dans les années 1980. Pourtant, la seconde vague d'opérations en Tchétchénie, entre 1999 et 2000, indiquait précisément que Moscou avait tiré les leçons de ses erreurs. La force de frappe russe repose désormais sur des opérations de "nettoyage" par l'artillerie lourde et les bombardements aériens. Ceci afin de permettre aux troupes d'évoluer dans un théâtre sécurisé.

Au-delà de cette confrontation physique entre Russes et Ossètes, c'est une opposition entre deux formes de méthode de guerre qui se joue en ces heures. La Géorgie a, en effet, été militairement instruite par les Etats-Unis, puissance avec laquelle de nombreux échanges d'officiers ont été réalisés dans l'optique d'une modernisation de l'outil militaire géorgien. Virtuellement donc, ce sont des cultures militaires et des concepts de forces très différents qui s'opposent et dont l'identité des protagonistes dépasse les seules forces physiques et matérielles aux prises sur le terrain.

Tout conflit se juge, toutefois, sur sa sortie de crise. Il reste aujourd'hui à savoir si tant la Russie que la Géorgie parviendront à déterminer avec lucidité le moment propice pou un arrêt des opérations et un retour à la table des négociations.

(*) Les auteurs s'expriment à titre personnel.

© La Libre Belgique 2008

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Ces récénts mois, la blogosphère stratégique belge s'est enrichie de nouveaux arrivants, traditionnellement investis professionnellement dans l'étude des rapports internationaux des équilibres militaires. Le weblog "Guerres & Systèmes" complète de la sorte un espace déjà fortement composé, certes, mais qui aspire néanmoins à concentrer, pour sa part, le débat sur les mutations technologiques en cours dans le domaine militaire et sécuritaire.

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