vendredi 23 octobre 2009

Un monde dénucléarisé est-il possible?

Il est pratiquement impossible de passer à côté du dossier principal qui occupe pour l’heure le débat stratégique international. Celui, plus exactement, qui consiste à nous interroger, depuis la déclaration faite par le Président Obama devant l’Assemblée générale des Nations Unis, sur le caractère souhaitable et réalisable d’un monde dénucléarisé. Alors? Faut-il être pour ou faut-il être contre?

Qu’on me permette en préambule de souligner que, posée dans les termes d’une disjonction exclusive, la question dont la portée existentielle n’échappe à personne, est – volontairement? – biaisée. En effet, “faut-il” réellement s’inscrire en soutien ou en opposition d’un monde nucléarisé? La thématique ne suppose-t-elle pas, par définition, une analyse toute en nuance dont la vertu serait précisément d’échapper aux radicalités de positionnement? Ajoutons, par ailleurs, que la dimension existentielle de la question (l’hypothèse, toujours probable, d’une destruction de l’humanité) a, depuis longtemps, été confisquée par les idéologies les plus diverses. Au point, comme le faisait d’ailleurs remarquer André Dumoulin dans une carte blanche parue voici quelques mois dans le quotidien Le Soir, de conduire à des incohérences, des non-sens.

N’étant pas un spécialiste de la question nucléaire proprement dite, je tâcherai en tout humilité de proposer quelques éléments de réflexion en rapport à ce débat.

Il me semble que les tenants d’un monde dénucléarisé – désignons les provisoirement “antinucélaires” – se trompent foncièrement de cible. A mon sens, la question n’est pas de savoir si un monde sans armes nucléaires est souhaitable (ou envisageable). Car, en vérité, la seule vraie question est de savoir si l’Humanité est en mesure de vivre en ne disposant plus des moyens qui lui permettent d’imaginer sa propre anhiliation ou, à tout le moins, l’annihilation complète de son adversaire, quel qu’il puisse être, au demeurant. La perspective proposée ici est radicalement différente de celle véhiculée par les anti et les pro-nucléaires. En effet, si l’arme nucléaire constitue, à l’heure actuelle, l’Arme de la destruction absolue par excellence, il n’est pas dit qu’elle puisse demeurer le seul et unique moyen, à l’avenir, de conduire à l’effacement de l’Humanité. Il est souvent dit que le nucléaire ne “se désinvente pas”. Sur le plan technique, cette affirmation est on ne peut plus fausse. C’est lorsque nous la portons au plan de la Technologie, c’est-à-dire au plan du discours sur la technique et des connaissances qui s’y rapportent, que cette affirmation prend, en effet, tout son sens. La Technologie qui permet, aujourd’hui, à l’Humanité d’envisager sa destruction la plus complète n’est pas en passe d’être abandonée. Mais cette Technologie ne sera pas seulement nucléaire. Sans doute, même, l’arme nucléaire consituera-t-elle, à l’échelle de l’Humanité entière (que je souhaite la plus longue possible), une paranthèse presque conjoncturelle.

Le combat mené pour la dénucléarisation du monde est un combat perdu parce qu’il constitue tout simplement un combat sans objet stable. Qu’on le veuille ou non, l’Humanité a pris goût à la perspective de sa propre dévastation et l’arme nucléaire ne représentera que l’un des nombreux moyens à venir que l’Homme développera en vue de l’accomplissement de cette fin théorique et absolue, par l’accroissement de ses connaissances. Je souhaiterais, ici-même, restituer une réflexion très éclairante posée par l’historien britannique Arnold J. Toynbee dans l’opuscule synthétique qui fut édité sur le thème “Guerre et civilisation”:

Dans une seule génération, affirme l’auteur, nous avons appris, par la souffrance, deux vérités fondamentales. La première est que la guerre est une institution toujours en vigueur dans notre société occidentale, la seconde, que dans les conditions techniques et sociales présentes, toute guerre dans le monde occidental ne peut être qu’une guerre d’extermination. Ces vérités se sont imposées à nous parce que nous avons vécu les guerres générales de 1914-1918 et de 1939-1945, mais ce que celles-ci ont de plus inquiétant, c’est qu’elles ne furent pas des calamités isolées ou sans précédent. Elles font partie d’une série, et, lorsque l’on considère cette dernière dans son ensemble, on s’aperçoit que ce n’est pas simplement une série, mais une progression. Dans l’histoire récente de l’Occident, les guerres se sont succédées avec un degré croissant d’intensité et dès aujourd’hui, il est manifeste que la guerre de 1939-1945 ne constitue pas le point culminant de ce mouvement ascendant. Si la série se poursuit, la progression sera indubitablement portée à des degrés toujours plus élevés, jusqu’à ce que ce processus d’intensification des horreurs de la guerre se termine un jour par l’auto-destruction de la société.”

Le discours de la dénucléarisation pose aussi quelques difficultés sur le plan technique. La miniaturisation des vecteurs et des charges a conduit à réduire le hiatus béant qui pouvait, un temps, exister entre, d’une part, les bombes conventionnelles et, d’autre part, les armes nucléaires (qui se différencient tout de même des premières par l’émission de radiations). Se pose, dès lors, la question suivante : à partir de quel seuil de destruction, un armement doit-il être banni? Une bombe conventionnelle caractérisée par un niveau de destruction se situant à la frontière du niveau de destruction d’une arme nucléaire doit-elle être considérée comme non-problématique parce qu’elle ne figure pas précisément dans le registre du nucléaire? Je ne prétends aucunement disposer de la réponse à cette question. Les débats qu’elle peut susciter se révèlent, toutefois, extraordinairement complexes! Et ils devront être posés.

Bien sûr, les défenseurs du principe de la préservation des armements nucléaires font reposer leurs arguments sur des bases non moins discutables. Certes, il semble, en apparence, que l’arme nucléaire ait contribué à établir une stabilité relative dans les rapports entre les puissances (et, plus spécifiquement, entre puissances nucléaires). Les quelques 64 années qui se sont écoulées depuis le premier essai atomique américain semblent confirmer, non seulement, que l’Humanité peut vivre avec la conscience de disposer de l’Arme absolue, mais, plus encore, qu’il serait de son intérêt de maintenir un armement dont la nature aurait le mérite de structurer les rapports internationaux entre les Etats. En d’autres termes, dans la période trouble que nous vivons depuis la fin de la guerre froide, la conscience de connaître le plafond de destruction que l’Humanité se refuserait de dépasser est, à certains égards, rassurant. Oui, mais voilà. Que représentent ces 64 années à l’échelle de l’Histoire de la guerre et de l’Humanité? Sommes-nous certains que la détention de l’arme nucléaire conduise réellement au développement, parmi les décideurs politiques d’un Etat nucléaire, des mêmes rationalités? Là aussi, toute tentative de réponse pose une série de conjectures qui se multiplient sous nos yeux.

Au final, la différence qui existe entre les anti et les pro-nucléaire peut-être résumée comme suit : tandis que les partisans du nucléaire fondent leurs arguments sur le monde tel qu’il a été, les anti-nucléaires fondent les leurs sur le monde tel qu’il devrait être. Quelle est, parmi ces deux postures, la plus dangereuse? A chacun de se forger son opinion.

Pour conclure ce billet, je rappelerais les propos pour le moins contrastés que tinrent, d’une part, Robert “Oppie” Oppenheimer et, d’autre part, Kenneth Bainbridge, tous deux physiciens du projet Manathan, lorsqu’explosa Trinity, la première bombe A de l’histoire de l’Humanité. Lorsqu’il assista à l’explosion, Oppie évoqua la citation du Bhagavad Gita : “Je suis Shiva, destructeur des mondes”. Kenneth Bainbridge, face au même “spectacle”, tint un langage certes moins poétique, mais tout aussi perspicace en déclarant à Oppenheimer : “Now we are all sons of bitches” (l’expression anglaise contrastera moins avec la hauteur à laquelle prétend s’élever ce billet :-). Les deux hommes, on le sait, finirent par s’engager résolument contre les essais et le développement des armes nucléaires. Ce qui n’est pas sans présenter quelques contradictions surprenantes quant on sait l’investissement considérable que consacrèrent les deux physiciens au développement de la Bombe !… Mais, le débat nucléaire d’hier et d’aujourd’hui n’est-il pas, justement, condamné à véhiculer les contradictions les plus étonantes?

mardi 20 octobre 2009

La tyrannie de la technique sur la pensée

Ce lundi 19 octobre, Martin van Creveld, professeur émérite de l'Université hébraïque de Jérusalem, expert de l'histoire de la guerre et auteur de nombreux ouvrages de référence en stratégie, nous a fait l'honneur de sa présence en tant qu'orateur de notre cycle de conférences du soir à l'Institut Royal Supérieur de Défense. A plus d'un titre, l'exposé qu'il a réalisé restera, sans nul doute, dans les annales de notre institut. L'éloquence et, à certaines occasions, la fougue de l'expert y ont très certainement contribué. C'est, par ailleurs, en de telles occasions que nous pouvons mesurer le différentiel, parfois extraordinaire, de perception des problèmes de sécurité selon que nous nous vivons et évoluons dans une zone en crise ou dans une région qui a bénéficié de plus de cinquante années de « paix relative » mais néanmoins concrète.

Sans remettre en cause l'expertise de celui qui figure parmi les penseurs les plus prolifiques et les plus écoutés des « Princes » dans le domaine de la stratégie, je ne peux m'empêcher de revenir sur quelques points de l'exposé qui, à mon sens, me paraissent problématiques, voire générateurs de quelque paradoxe.

Je constate que Martin van Creveld voit dans la Technique l'un des éléments stabilisateurs de l'environnement stratégique. Constat, me direz-vous, assez étonnant quant on sait la vergue avec laquelle l'orateur défend l'idée selon laquelle l'avenir de la guerre sera constitué de conflits de basse intensité (expression avec laquelle je me suis souvent senti mal à l'aise tant elle ne reflète qu'imparfaitement l'intensité des opérations qu'elle peut recouvrir). Plus précisément, Martin van Creveld voit dans l'arme nucléaire l'élément stabilisateur par excellence des relations internationales et stratégiques. Certes, on ne peut a priori nier ce qui constitue, à l'évidence (mais méfions nous d'un tel terme!), une des grandes leçons de l'Histoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais là où je ne rejoindrai point l'orateur c'est lorsqu'il affirme que l'extension des détenteurs de l'arme nucléaire conduirait, de façon quasi-mécanique, à une extension du degré de paralysie stratégique de l'environnement international. Sur ce point, Martin van Creveld semble gravement déconsidérer le poids qu'exerce la représentation qu'une communauté de dirigeants peut se faire d'une telle force de frappe et qui ne réside pas forcément, comme semblait le laisser penser les propos de l'expert, en une logique de non-emploi. Surtout, le degré de « raffinement technique » de l'arme nucléaire impacte, forcément, sur la marge de manœuvre dont disposera l'Etat « possesseur » quant à la destination finale de l'arme (dissuasion ou première frappe). A cela, s'ajoute l'hypothèse, toujours théoriquement possible mais pratiquement improbable, de la décision gratuite... mais j'entends déjà la voix de mon ancien Professeur, Jean Barrea, me rappeler à mes cours passés sur les conditions et les possibilités offertes par l'arme absolue!

Martin van Creveld a, également, tenu des propos pour le moins radicaux sur l'avenir promis, selon lui, aux systèmes de force conventionnels. Chacun y a pris pour son grade... et son arme... mais avec le sourire. Là aussi, je ne peux totalement rejoindre les affirmations de l'orateur. Affirmer que systèmes d'armes terrestres, navals, aéronautiques confondus sont tous, sans exception, promis à un déclin inévitable est aller quelque peu vite en besogne. Dans son allocution, l'orateur affirmait qu'après avoir comparé l'évolution des principales forces aériennes des puissances militaires de la planètes, une tendance claire s'était, à ses yeux, dégagée : toutes les forces aériennes prises en considération avaient connu une réduction d'un tiers de leurs arsenaux aériens. Certes, on ne peut remettre en question la validité de cette analyse quantitative. Mais elle néglige justement la dimension qualitative. L'envergure des missions et l'évolution des doctrines d'emploi des systèmes d'armes aériens – puisque ce sont de ceux-là précisément dont il est question – ont connu des modifications substantielles. En d'autres termes, il me semble que l'on peut faire aujourd'hui mieux et plus avec moins. Par ailleurs, la réduction constatée de l'arsenal ne s'explique pas seulement par « l'inutilité » intrinsèque soudaine du système d'arme considéré mais aussi, peut-être et certainement, par la réduction des budgets de défense sur l'autel du partage des dividendes de la paix, de la répartition de la croissance (quand elle existe) ou de la recherche de l'équilibre budgétaire (quand il fait conjoncturellement défaut). L'analyse de l'orateur ne procède donc pas à une analyse rigoureuse des variables multiples à prendre en considération dans un tel examen.

Enfin, une dernière remarque qu'a soulevé, de façon très pertinente (comme toujours), mon confrère Thomas Renard, c'est la limite de la portée prédictive de l'observation faite par l'orateur sur la capacité de nos forces armées à venir à bout du terrorisme. Si, comme l'indique Martin van Creveld, on a aucun exemple d'armée régulière parvenue à vaincre un groupe terroriste (encore que cette affirmation devrait être mieux analysée), il n'existe pas plus de cas de figures attestant d'une victoire incontestable de groupes terroristes sur des armées ou forces régulières (même si, dans une certaine mesure, la défaite est souvent transformé par le mouvement terroriste en victoire au niveau du symbole).

Comme vous le constaterez, l'allocution de Martin van Creveld, a – c'est le moins que l'on puisse dire – suscité un débat nourri. Pour ma part, et bien que je ne partage pas les convictions et observations de l'orateur, force est de constater qu'il présente une immense qualité : celle de réussir à susciter dans son audience des passions constructives et des réactions qui nous empêchent, reconnaissons-le, de verser dans un régime de « pensée unique et molle ».

Merci donc Professeur !...

dimanche 18 octobre 2009

Le nouveau plan antimissile d’Obama ou… comment placer les Européens au pied du mur

image Dans l’édition du 5 février 2009 d’"Europe, Diplomatie & Défense”, les premiers mouvements de l’Administration Obama sur le délicat dossier de l’antimissile me poussaient à écrire ceci :

D’un excès de garantie de sécurité - essentiellement située dans le discours et, de ce fait, perturbatrice des équilibres stratégiques et des mécanismes de dissuasion nucléaire -,l’Europe passerait à un déficit d’assurance, notamment au niveau de son flanc Sud-Est. Cette conjecture placerait de facto les Européens de l’Alliance et les États membres de l’Union européenne au pied du mur et signifierait qu’il serait désormais de la responsabilité de l’Europe de concevoir son apport à une éventuelle protection antimissile mais surtout de se définir une vision stratégique nouvelle qui intègre cette donnée. Et ce dans un contexte marqué, si les experts le confirment dans les prochains jours, par l’accroissement du potentiel spatial iranien. Or, on sait la réticence des diplomaties nationales, tant au niveau de l’UE (une révision intégrale de la stratégie de sécurité européenne n’a pas su aboutir) que de l’OTAN (au niveau des discussions sur un hypothétique nouveau concept stratégique), à poser ces interrogations fondamentales ; un exercice qui reviendrait à ouvrir une boîte de Pando

Il semble que les dernières avancées des Etats-Unis sur la révision de l’architecture antimissile US et, surtout, les résultats qui semblent avoir été engrangés lors des récents pourparlers avec la Pologne et la République tchèque, tendent à confirmer que les Etats-Unis contraignent les Européens implicitement l’ensemble des Etats européens à se définir une posture sur la question de la défense antimissile.

Plus exactement, le nouveau plan de l’administration envisage l’installation d’une trentaine de batteries de missiles SM-3 en Pologne d’ici 2014 (avec un centre de commandement basé en République tchèque), comme le rappelle Nicolas Gros-Verheyde sur son blog. Nombre d’exprtes soulignent, cependant, que le SM-3 pourrait ne pas se révéler un vecteur optimal dans la mesure où il pourrait se révéler sensible aux leurres.

Mais qu’à cela ne tienne. Pour pallier aux insuffisances éventuelles des SM-3, l’Administration Obama pourrait compter – dans son approche “inclusive” du dossier – sur la participation des programmes européens en matière d’antimissile. Toutefois, si l’Europe dispose bel et bien du savoir-faire et de l’expertise technologique et industrielle en la matière (cf. les programmes ASTER, MEADS [en coopération avec l’US Army]), il reste aux Etats européens à sauter le pas en vue d’entamer une réflexion sur une défense antimissile parcellaire de territoire (même si cette réflexion existe d’ores et déjà au sein de l’OTAN).

Un débat à suivre de près…