La déclaration du représentant de la Fédération de Russie auprès de l'OTAN, Dimitri Rogozine, n'est certainement pas passée inaperçue même si les propos émis risquent de se noyer très vite dans la masse d'informations et de commentaires sur l'épineux dossier des éléments du bouclier antimissile américain en Europe.
Comme il l'a été dit dans les médias, la Pologne a finalement conclu un accord avec les Etats-Unis sur l'implantation d'une dizaine d'intercepteurs sur son sol. Ces éléments s'associent à l'installation de radars en bande-X sur le sol de la République tchèque.
Les circonstances dans lesquelles cet accord a été signé, de manière quelque peu précipitée, il faut bien l'avouer, ne facilitent en rien les efforts réalisés par tous ceux qui insistent sur le fait que les éléments d'un tel bouclier ne seraient pas dirigés contre la Russie. Face au déluge d'informations qui entoure ce dossier, quelques repères s'imposent néanmoins.
Quel est l'impact de la défense antimissile sur l'image des Etats-Unis?
Nous sommes ici au coeur de la problématique du signal en matière de politique étrangère. Tout programme d'armement - qu'il soit défini à des fins offensives ou défensives - participe à l'émission d'un signal sur les intentions, les réticences voire même les faiblesses de l'Etat qui le développe et le met en oeuvre. une relation de signal vise à influencer le schéma mental d'un adversaire - qu'on ne désigne pas, le plus souvent, comme tel - tandis qu'un rapport de puissance (au sens strict du terme) cherche à impacter sur le comportement même de l'ennemi (cf. Jean Barréa, Théories des relations internationales, Louvain-la-Neuve, Presses de la CIACO, 1991, p. 57). L'un des problèmes majeurs avec la relation par le signal est... que l'on ne maîtrise pas toujours ce signal comme on le souhaiterait. L'exemple du projet de bouclier antimissile américain est à ce titre particulièrement illustratif de ce paradoxe. En effet, en insistant comme ils le font sur le développement et l'implémentation hors CONUS des dispositifs de l'ABM, les Etats-Unis ne font pas que discourir sur une promesse d'élargissement du parapluie "national"; ils transitent dangereusement d'une logique de "dissuasion" vers une logique de "Protection". En d'autres termes, on peut s'interroger sur la valeur réelle que porte les Etats-Unis au principe de dissuasion. Comme l'indiquait François Géré, la révision, en 2002, de la Nuclear Posture Review, avait créé une nouvelle triade dissuasive composée des (1) missiles de précision à longue portée conventionnels, (2) la défense antimissile (ainsi que les dispositifs de commandement et de contrôle associés) et (3) les forces nucléaires stratégiques. Assiste-t'on, dès lors, à une remise en cause de la dissuasion? Si l'adjonction d'une défense antimissile au noyau des forces stratégiques est considéré comme le nouveau principe dissuasif américain, alors oui, nous assistons à une remise en cause sérieuse de la confiance que peuvent porter les Etats-Unis au nucléaire. François Géré pousse d'ailleurs la logique de son raisonnement encore plus loin et s'interroge : assistera-t'on à la mise en palce d'une dissuasion ramenée à la consolidation d'une défense antimissile à l'efficacité élevée? Au vu des maigres réussites des essais d'interception, on peut légitimement douter du calcul stratégique qui serait alors opéré.
En conclusion, l'assurance dont souhaitent se doter et qu'entendent vendre à leurs alliés les Etats-Unis doit être placé dans la balance à côté des "doutes" que les Etats-Unis nourrissent quant à l'ensemble de leur dispositif.
L'accord passé entre la Pologne et les Etats-Unis, au lendemain de l'intervention de la 58ème armée russe en Géorgie, en dit long sur l'approche qu'a la Pologne de la défense antimissile américaine. Pour la Pologne, il est clair que la Russie est visée par le projet (même si Washington est demeurée peu loquace sur cet aspect du dossier).
Quel sera le gain de la Pologne et de la République tchèque?
Il est très difficile de répondre à cette question.
Si nous venons à considérer le gain industriel et technologique, il est plus qu'improbable que des transferts de technologies seront consentis par les Etats-Unis qui verrouillent de manière hermétique la confection du système. A titre de comparaison, nombre de pays qui avaient accepté de rejoindre le développement du programme transatlantique Joint Strike Fighter (aujourd'hui baptisé F-35 Ligntening II) ont manifesté leurs déceptions quant aux transferts de technologies initialement promis. Bien sûr, d'autres Etats partenaires des Etats-Unis et qui ont procédé à des acquisitions de systèmes antimissiles américains (à l'instar du Japon pour ses systèmes Patriot PAC-3 et d'Israël, dans le cas de ses missiles Arrow) ont bénéficié d'importants transferts de technologies. Il n'en demeure pas moins que les chances que de tels accords soient renouvelés dans le cas de la Pologne et de la République tchèque s'avèrent faible.
Sur le plan politique, le gain qui sera réalisé par les gouvernements polonais et tchèque sera tout relatif. Sur le plan interne, on sait l'opposition traditionnelle des populations à la perspective d'implantation de tels dispositifs. Pourtant, la récente intervention militaire russe en Géorgie pourrait changer la donne et conduire l'opinion publique à rallier leurs dirigeants sur la question.
Le gain stratégique, quant à lui, est en demi-teinte. On peut, dans un premier temps considérer que les Etats-Unis établissent avec ces deux Etats européens un contrat de réassurance en étendant leur système de protection à deux alliés privilégiés européens. Cette affirmation pose néanmoins trois types de question:
1. Quelle est la valeur de l'Alliance atlantique dès lors que son principal allié établit avec quelques partenaires privilégiés (également membres de l'OTAN) un accord de réassurance?
2. Comment la Pologne et la République tchèque pourraient-elles traduire cette relation d'un type particulier avec les Etats-Unis dès l'instant où il est évident que la disposition d'éléments du bouclier antimissile américain étendra probablement (et sous réserve de l'efficacité du système) sa protection à la majorité des alliés de l'OTAN (à l'exception de l'Europe du Sud-Est et de la Turquie)?
3. Les accords passés entre les Etats-Unis, la Pologne et la République tchèque, qui prévoient l'établissement d'une couverture antimissile américaine imparfaite en raisons de limitations techniques ne précipitera-t-elle pas les Européens à colmater la brèche stratégique Sud-européenne en complétant le dispositif d'origine américaine par une défense parcellaire de couche intermédiaire (de type MEADS ou ASTER) dans la susdite zone?
4. Quelles possibilités de jonction peut-on espérer à l'avenir entre les travaux conduits sous l'égide de l'OTAN dans le cadre de l'Active Layered Theatre Ballistic Missile Defence (ALTBMD) et ceux engagés dans le cadre de la Missile Defense Agency aux Etats-Unis?
Enfin, tout gain stratégique s'accompagnera d'un prix qui pourrait s'avérer coûteux selon l'adversaire et les performances techniques des engins envoyés contre des intérêts européens ou américains. En effet, sans qu'il s'agisse ici de rentrer dans des détails techniques, l'interception d'un missile balistique (pour autant que le missile intercepteur n'ait pas été trompé par les leurres) implique la retombée de débris mais aussi (c'est là une éventualité à prendre en compte) de l'ogive nucléaire, bactériologique ou chimique qu'elle emporte. Quel pays sur la trajectoire d'une missile assaillant consentira-t-il à voir de tels débris retomber sur son sol? Comment monnayera-t-il ce sacrifice?
Comme à chaque fois, de nouvelles (fausses) certitudes génèrent de nouvelles interrogations...
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