Par Alain De Neve et Tanguy Struye de Swielande (Professeur aux Facultés Universitaires Catholiques de Mons, à l'Ecole Royale Militaire et à l'Un iversité catholique de Louvain).
La Russie sort de pas moins de 15 années d'hibernation. Bien que disposant de moyens encore réduits, la Russie parvient progressivement à se repositionner sur l'échiquier international.
On pensait l'Europe pour un temps à l'abri d'une guerre à sa périphérie : la "troisième guerre balkanique", qui avait débuté voici 17 ans, aurait été presque cataloguée parmi les multiples catharsis meurtrières d'une décennie post-guerre froide dont les identités jadis muselées erraient alors en perdition. L'indépendance autoproclamée du Kosovo, dont la crainte était qu'elle encourage les mouvements indépendantistes à la sécession, semble, en l'occurrence, avoir plutôt précipité un Etat à prévenir toute perspective de déstructuration plus avancée de son unité territoriale.
Ce nouveau conflit qui s'invite dans le jeu, déjà fort complexe, des rapports de forces intra-européens et inter-régionaux, est illustratif du phénomène de résurgence des "proxi-wars", soit des conflits opposant les grandes puissances à travers leurs entités fidélisées ou leurs États clients; une méthode qui fut souvent mise en oeuvre du temps de la guerre froide.
Le conflit actuel entre la Géorgie et la Russie est éclairant à plus d'un titre. Tout d'abord, dans sa dimension géopolitique. Au-delà du différend en matière de souveraineté, la crise actuelle revêt des enjeux multiples et complexes qui font d'elle un indicateur valable des tendances qui s'établiront à moyen et long termes. La Russie n'a jamais accepté son éviction du Caucase à la suite de la dissolution de l'Union soviétique. Trop faible durant les années 1990 et au début des années 2000, Moscou a récemment su tirer profit de la manne pétrolière et gazière pour exiger de jouer un rôle résolument actif aux côtés des puissances influentes que compte le monde.
La Russie sort, en effet, de pas moins de 15 années d'hibernation. Son réveil ne saurait passer inaperçu. Bien que disposant de moyens encore réduits, la Russie parvient progressivement à se repositionner sur l'échiquier international. Elle essaie de ne plus subir les faits mais de définir elle-même le cadre dans lequel elle entend agir. La Russie souhaite ainsi réinvestir l'Eurasie, y rétablir sa sphère d'influence : ce n'est un secret pour personne. Plus précisément, il s'agit de contrer le rapprochement de la Géorgie avec l'OTAN et l'UE, et d'éviter que l'organisation régionale GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie) puisse servir de zone tampon et freiner les avancées russes.
Pour la Russie, il est primordial de veiller à créer la plus grande instabilité possible en Géorgie : une Géorgie faible et instable, selon la Russie, s'avère un piètre candidat à une adhésion à l'OTAN ou à l'UE, même si cette perspective s'avérait lointaine bien avant l'éclatement de la crise.
Les enjeux du conflit ne se réduisent toutefois pas au rétablissement d'une sphère d'influence. Il s'agit également de poursuivre des visées énergétiques. La Géorgie voit passer sur son territoire un oléoduc (reliant Bakou, Tbilissi et Ceylan) destiné au transit du pétrole de la Caspienne vers l'Europe, notamment. Or, cet oléoduc ne passe pas par le territoire russe. Cette infrastructure s'avère primordiale pour l'UE qui peut ainsi compter sur un axe de transit échappant au contrôle de Moscou. Or, une instabilité accrue dans le Caucase permettrait en toute logique à la Russie de promouvoir les routes énergétiques traversant son territoire.
Enfin, un troisième enjeu non négligeable est le regain d'influence stratégique dans la Mer Noire. À l'exception de la base de Sébastopol (Crimée) dont le contrat de concession expire en 2017 (pour retourner sous autorité ukrainienne), le statut de la flotte russe en Mer Noire est fragilisé. Et si le port de Novorossisk peut se révéler une alternative intéressante, l'Abkhazie, deuxième région séparatiste de la Géorgie, apparaît encore plus intéressante en vue d'édifier une future base pour les besoins la flotte russe située dans cette zone.
Pour les Etats-Unis, le principal enjeu est de freiner les avancées de la Russie vers le Caucase, ce qui garantirait à celle-ci un accès aux mers chaudes. Aussi, on comprendra pourquoi la Géorgie est pour Washington l'Etat pivot du Caucase par excellence. Pour certains pays européens (dont la Pologne et les pays baltes) l'objectif est de créer un "cordon démocratique". Ce dernier s'étendrait de la région septentrionale de l'Europe de l'Est au Caucase et aurait pour objectif de freiner toute pénétration russe. Le conflit russo-géorgien risque fort, ensuite, de mettre les alliances et partenariats stratégiques à l'épreuve. Même si la Géorgie constitue aux yeux des Etats-Unis plus qu'un partenaire ou Etat ami, la Maison Blanche, malgré la fermeté des propos tenus par le Président Bush, demeure modérée dans la formulation de son désaccord à l'endroit des récents événements. La Russie demeure, il est vrai, un partenaire fondamental dans la question du nucléaire iranien et Washington a parfaitement conscience qu'aucune évolution positive de ce dossier n'est possible sans Moscou. Une des conséquences de ce conflit pourrait, dès lors, être une révision des perceptions que certains États européens, traditionnellement fidèles aux postures américaines, se font de la solidarité des Etats-Unis.
On peut, par ailleurs, s'interroger sur l'intransigeance des positions occidentales relatives à la révision, souhaitée par la Russie, du traité sur les forces conventionnelles en Europe. En suspendant sa participation au traité en raison des divergences d'interprétation apparues avec les pays de l'OTAN à l'endroit des dispositions contenues, la Russie n'était plus, tant politiquement que juridiquement, tenue d'informer ou d'échanger sur ses activités et déploiements militaires le long de ses frontières. Ce qui explique la fulgurance de l'intervention et son imprévisibilité.
Le conflit russo-géorgien tend, enfin, à démontrer qu'une révision du côté européen des idées reçues sur l'état des forces russes est à considérer avec le plus grand sérieux. Les experts occidentaux ont trop rapidement jugé l'état de préparation des forces armées russes. L'opinion publique tend à garder le souvenir de la première guerre de Tchétchénie, quand il ne s'agit pas de la déroute en Afghanistan dans les années 1980. Pourtant, la seconde vague d'opérations en Tchétchénie, entre 1999 et 2000, indiquait précisément que Moscou avait tiré les leçons de ses erreurs. La force de frappe russe repose désormais sur des opérations de "nettoyage" par l'artillerie lourde et les bombardements aériens. Ceci afin de permettre aux troupes d'évoluer dans un théâtre sécurisé.
Au-delà de cette confrontation physique entre Russes et Ossètes, c'est une opposition entre deux formes de méthode de guerre qui se joue en ces heures. La Géorgie a, en effet, été militairement instruite par les Etats-Unis, puissance avec laquelle de nombreux échanges d'officiers ont été réalisés dans l'optique d'une modernisation de l'outil militaire géorgien. Virtuellement donc, ce sont des cultures militaires et des concepts de forces très différents qui s'opposent et dont l'identité des protagonistes dépasse les seules forces physiques et matérielles aux prises sur le terrain.
Tout conflit se juge, toutefois, sur sa sortie de crise. Il reste aujourd'hui à savoir si tant la Russie que la Géorgie parviendront à déterminer avec lucidité le moment propice pou un arrêt des opérations et un retour à la table des négociations.
(*) Les auteurs s'expriment à titre personnel.
© La Libre Belgique 2008
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire